Par Thibaut Fleury-Graff, Professeur à l’Université Paris-Panthéon-Assas et co-porteur du projet « RefWar – Protection des exilés de guerre » (ANR 2019-2024, www.refwar.fr)

Qu’est-ce que le Haut-Karabagh, d’un point de vue géographique mais aussi juridique ?

Le Haut-Karabagh est un espace situé au sein des frontières de l’Azerbaïdjan, revendiqué cependant, depuis longtemps et jusqu’à très récemment, comme espace de souveraineté par ses habitants, lesquels sont très majoritairement d’origine arménienne et de confession chrétienne. 

Le Haut-Karabagh représente donc, comme souvent dans les relations internationales – la situation au Proche Orient, qui a éclipsé dans l’actualité celle du Haut-Karabagh, en témoigne également – un espace de tension entre des logiques territoriales – ici, la souveraineté de l’Azerbaïdjan au sein de ses frontières – et des logiques ethniques, culturelles et/ou religieuses – ici, les origines arméniennes et croyances religieuses de la population du Haut-Karabagh. Les statuts mouvementés de cette région au cours de l’histoire, très brièvement et grossièrement résumés ci-dessous, le démontrent.

Pourquoi la question du statut du Haut-Karabagh a-t-elle engendré un conflit armé ?

Acquises au début du XIXe siècle par l’empire russe, l’Azerbaïdjan et l’Arménie déclarèrent leur indépendance après la révolution de 1917 et l’avènement du régime bolchévique. Ces indépendances furent l’occasion de revendications territoriales, l’Arménie revendiquant notamment le Haut-Karabagh, et l’Azerbaïdjan certaines zones de ce qui est encore aujourd’hui le territoire arménien. Ces revendications s’accompagnent de massacres de la population arménienne peuplant la région, avant que les soviets ne prennent le pouvoir tant en Azerbaïdjan qu’en Arménie, qui deviennent alors des républiques constitutives de l’URSS. 

Le Haut-Karabagh est rattaché à l’Azerbaïdjan, et l’armée arménienne, venue défendre les résidents de l’enclave, est obligée de s’en retirer. En 1923, le Haut-Karabagh obtient une certaine autonomie, tout en demeurant rattaché à l’Azerbaïdjan. Un long statut quo s’ensuit, jusqu’en 1988, date à laquelle les habitants déclarent s’ériger en république soviétique à part entière. Un conflit violent, entraînant la mort de nombreux civils arméniens – au cours notamment du pogrom de Soumgaït en février 1988 – éclate et ne s’achèvera véritablement qu’en 2023, en dépit de périodes d’accalmie. 

Car en 1991, le Haut-Karabagh se déclare indépendant, concomitamment aux déclarations similaires de l’Azerbaïdjan et de l’Arménie. Le conflit, de fait, s’internationalise, et implique les armées azerbaïdjanaise et arménienne, si bien qu’en 1993, l’ONU se saisit de la question et adopte plusieurs résolutions appelant au retrait des troupes, à la protection des populations, lourdes victimes du conflit de part et d’autre, et à la reprise des négociations. Celles-ci conduisent à un cessez-le-feu signé en mai 1994, rompu en 2016. 

La résurgence du conflit cette année-là entraîne sa régionalisation, impliquant, notamment, la Turquie au soutien de l’Azerbaïdjan et la Russie au soutien de l’Arménie. En 2020, un accord de cessez-le-feu est signé, prévoyant la présence de troupes russes de maintien de la paix sur place. Cela n’empêchera pas l’Azerbaïdjan de mettre en place, à partir de la fin 2022, un blocus du Haut-Karabagh, entraînant une situation humanitaire dramatique qui facilitera la reprise du territoire par une opération menée en septembre dernier. La population – plus de 120 000 personnes – se réfugie massivement en Arménie, et la république, qu’aucun membre de l’ONU, pas même par l’Arménie, n’avait jamais reconnue, est dissoute. 

Quel rôle le droit international peut-il encore jouer concernant le Haut-Karabagh ?

Le statut territorial du Haut-Karabagh en droit international ne semble plus guère poser aujourd’hui de difficultés : dès lors que les troupes sur place ont capitulé, que l’Azerbaïdjan a recouvré, suite aux opérations menées en septembre, le contrôle de ce territoire, et que la république d’Artsakh – le nom de la république depuis 2017 – a déclaré sa dissolution, le Haut-Karabagh est sous la souveraineté territoriale de l’Azerbaïdjan au sens du droit international. Le 5 octobre dernier, le Premier ministre de l’Arménie lui-même a officiellement reconnu la souveraineté azerbaïdjanaise sur l’ancienne enclave. Cela ne signifie pas cependant que le droit international n’ait pas encore un rôle à jouer concernant cette situation, concernant tant le recours à la force et l’usage de celle-ci que les violations du droit international relevant de la compétence de certaines juridictions. 

En premier lieu, se pose en effet la question de la licéité du recours à la force par l’Azerbaïdjan pour rétablir sa souveraineté sur l’enclave: s’il est compliqué, sans être tout à fait impossible, d’y voir une violation de l’article 2§4 de la Charte des Nations unies, qui n’interdit le recours à la force que dans les relations internationales, il est certain, en revanche, que l’usage de la force est réglementé, tant par le droit international humanitaire, qui s’applique pendant les conflits armés, qu’ils soient ou non internationaux, que par le droit international et régional des droits de l’homme. 

Il faut d’ailleurs rappeler ici que l’Arménie et l’Azerbaïdjan sont tous deux membres du Conseil de l’Europe, et parties à la Convention européenne des droits de l’Homme : plusieurs affaires les opposant et portant sur les violations des droits de l’homme commises durant la reprise des hostilités en 2020 sont actuellement pendantes devant la Cour EDH

En 2021, l’Arménie a par ailleurs introduit devant la Cour internationale de Justice (CIJ) une affaire contre l’Azerbaïdjan, en raison de la politique de discrimination raciale de ce dernier Etat envers les Arméniens, en violation de la Convention internationale contre l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale. Le 28 septembre dernier, l’Arménie a, dans le cadre de cette affaire, formulé auprès de la CIJ une demande en indication de mesures conservatoires en vue, notamment, d’ordonner à l’Azerbaïdjan de faire cesser les violations en cours de la Convention. La CIJ a fait droit à cette demande en ordonnant à l’Azerbaïdjan, le 17 novembre dernier, d’assurer le retour « en toute sécurité et rapidement » des habitants du Haut-Karabagh qui souhaiteraient y rentrer, de permettre, dans les mêmes conditions, aux personnes qui veulent en partir de le faire et, enfin, de ne pas inciter, par le recours à la force ou à l’intimidation, celles et ceux qui y demeurent d’en partir. 

Enfin, le 14 novembre, l’Arménie est devenue le 124e État partie au Statut de Rome, après avoir ratifié ce dernier le 13 octobre. Ainsi la Cour sera-t-elle désormais compétente dans le cas où l’Azerbaïdjan interviendrait militairement pour prendre possession de portions du territoire arménien qu’il revendique encore. 

Si le conflit armé au Haut-Karabagh semble ainsi terminé, au prix de lourdes pertes civiles et de nombreux déplacements forcés de population, il prend désormais un tour juridique qui animera les relations entre les deux Etats et leurs soutiens durant de nombreuses années.