Par Hubert Alcaraz, Professeur de droit public à l’Université de Pau et des pays de l’Adour en France et co-directeur du Master de droit public de l’Université de Pau

Pourquoi un processus de changement constitutionnel est-il à l’œuvre au Chili ?

Au cours des mois d’octobre et de novembre 2019, des centaines de milliers de manifestants envahissent les rues du Chili pour contester un ordre économique et social ultralibéral, reçu du général Pinochet. En effet, en 1990, après la chute de la dictature d’Augusto Pinochet, la Constitution élaborée par la junte militaire a été maintenue. Ce texte, fortement inspiré de la Constitution française de 1958, a depuis été révisé mais, taillé à la mesure de Pinochet et adopté originellement dans des conditions contestables, il reste mal-aimé. 

Déclenchée par la hausse des prix des services publics puis réclamant le départ du président de la République de l’époque, Sebastián Piñera, la contestation sociale de 2019 grossit rapidement et s’étend peu à peu à tout le pays. Lisible dans ses manifestations mais peu structuré, le mouvement social épuise son message dans la dénonciation des profondes inégalités dont souffre le pays. Après des semaines d’émeutes, de grèves et de manifestations, le changement de Constitution s’impose au personnel politique comme la réponse aux revendications des manifestants dans un État toujours en voie de transition politique et juridique. 

Comment se caractérise-t-il ?

S’ouvre, alors, un processus constituant inédit, démocratique, égalitaire et inclusif. Visant à écarter définitivement la Constitution de 1980, son caractère profondément démocratique, participatif et innovant l’annonçait comme non seulement remarquable, mais aussi unique et exemplaire. Observons, d’abord, que le peuple chilien a été consulté à plusieurs reprises dans le cadre de ce processus : en octobre 2020 pour initier le changement de Constitution, à travers un référendum, puis en mai 2021, afin d’élire les membres de l’assemblée constituante (dite Convention constitutionnelle). Entre juillet 2021 et juillet 2022, encore, à travers une procédure d’initiative populaire de normes et des auditions de membres de la société civile. En septembre 2022, enfin, pour l’éventuelle ratification du projet de Constitution préparé par la Convention constitutionnelle. 

La Convention constitutionnelle, qui a siégé du 4 juillet 2021 au 5 juillet 2022, a été la première assemblée constituante au monde composée à parité de femmes et d’hommes. La place des femmes dans les institutions et, plus généralement, leurs droits ont profondément marqué l’organisation des débats et des travaux. Par le biais de dispositifs spécifiques, c’est le peuple dans toute diversité qui a été associé à ce processus constituant : enfants/adultes, représentants des peuples originaires, ou encore personnes vulnérables, etc. 

Les innovations proposées intéressaient directement le droit privé (droit de la famille, droit du travail, droit pénal, droit de la procédure pénale et civile) mais également des matières plus transversales, telles que le droit de l’environnement. 

Pourtant, le 4 septembre 2022, le projet de Constitution est massivement rejeté par 62% de la population. Le résultat surprend alors d’autant plus qu’il contredit les espoirs nés de l’élection à la présidence de la République, le 19 décembre 2021, de Gabriel Boric, 35 ans, issu de la nouvelle gauche chilienne et des mouvements de rue étudiants.

Passée la stupéfaction, l’ouvrage du processus constituant est remis sur le métier. Décision est prise, en décembre 2022, de créer un Conseil constitutionnel composé de cinquante membres élus par le peuple. Chargé de préparer un projet de Constitution, le Conseil constitutionnel était assisté par une Commission d’experts de vingt-quatre membres (douze désignés par le Sénat et douze désignés par la Chambre des députés). A l’issue des travaux, le nouveau projet de Constitution sera soumis à référendum, le 17 décembre 2023. 

Cette nouvelle phase a connu un nouveau coup de théâtre avec la désignation, le 7 mai 2023, d’une majorité d’extrême droite au sein du Conseil constitutionnel. Le Parti républicain de José Antonio Kast – candidat malheureux à l’élection présidentielle face à Gabriel Boric – est, en effet, arrivé en tête du scrutin, remportant 35 % des suffrages, contre 29 % au bénéfice de la coalition de gauche et 21 % pour la droite traditionnelle.

La nouvelle mouture a-t-elle des chances d’être adoptée ?

Le Conseil constitutionnel, qui a entamé ses travaux à partir du texte préparé par la Commission d’experts et comportant douze principes intangibles, a remis sa copie le 7 novembre 2023. La rédaction de ce nouveau projet s’est déroulée de manière beaucoup plus discrète, sous les yeux d’une opinion lassée par quatre années de votes et de débats. Elle n’a, en toute hypothèse, pas été consensuelle.

Confirmant une conception libérale et conservatrice de l’État, le nouveau texte, aux antipodes du premier, prolonge la Constitution de 1980, dont il ne se distingue, finalement, que par les conditions de son élaboration. Surtout, il porte la marque du Parti républicain. Ainsi, à propos de la place de l’État, l’article 1 du projet définit le Chili comme un État social et démocratique de droit « qui reconnaît les droits et libertés fondamentaux, les devoirs constitutionnels et promeut le développement progressif des droits sociaux, dans le respect du principe de la responsabilité fiscale et par le biais d’institutions étatiques et privées ». Paraissant consacrer le rôle subsidiaire de l’État, il entend permettre de privilégier le recours au secteur privé dans le champ des prestations et assurances sociales mais aussi dans ceux du système de santé et de l’éducation. Dans le champ, plus largement, des questions sociétales cette fois, la famille serait définie comme le « noyau fondamental de la société », le texte ajoutant que « la loi protège la vie des enfants à naître ». Faisant craindre une mise en cause de la possibilité de recourir à l’avortement, auquel le Parti républicain est opposé, le projet de texte est également sévère à l’égard de l’immigration. Un amendement, promu par ce parti, a ainsi été adopté afin de prévoir que les étrangers entrés irrégulièrement sur le territoire pourront être expulsés « dans les plus brefs délais ».

Au moment où seules quelques semaines séparent la présentation de ce texte du référendum « de sortie » du processus constituant, le 17 décembre prochain, un sondage publié le 25 octobre dernier indique que 54% des personnes interrogées ont l’intention de voter contre le projet, 31% pour, 15% demeurant indécises. Le président Boric, quant à lui, a souligné que si cette nouvelle proposition était rejetée, son gouvernement ne serait pas en mesure de déclencher un troisième processus constituant. De sorte que si les Chiliens disaient non à cette seconde tentative de changement de Constitution en un peu plus d’un an, la Constitution héritée de la dictature pourrait bien rester en vigueur.