Par Nicolas Haupais, Professeur à l’Université Paris Saclay, Faculté de droit de Sceaux

Dans quel contexte s’inscrivent les évolutions actuelles sur le nucléaire militaire ? Quelles perspectives ouvrent-elles ?

Les annonces du président Macron s’inscrivent dans le contexte que tout le monde connaît : celui de l’altercation entre la Présidence Trump et le Président Zelenski, point d’orgue d’une nette mise à distance de l’Europe et peut-être de l’OTAN, et d’un rapprochement de la première avec la Russie, l’Ukraine étant au passage sacrifiée. Les Européens, au sens large, puisque cela inclut le Royaume-Uni, se sentent abandonnés et livrés aux ambitions prédatrices de V. Poutine. Ils considèrent qu’ils ne peuvent désormais compter que sur eux-mêmes, dans un contexte où ils doivent instaurer une dissuasion crédible. Certes, cette dernière est un continuum entre une dimension conventionnelle et une dimension nucléaire. La seconde prend alors une place essentielle car les États concernés savent qu’il faudra du temps et la mobilisation de moyens colossaux, dans le cadre conventionnel, après des années de sous-investissement militaire. La tentation est donc grande de surévaluer la dimension nucléaire de la dissuasion.

Ce que propose E. Macron est encore obscur même si des lignes se dessinent. L’européanisation de la dissuasion peut renvoyer à des pratiques très distinctes qui ne peuvent être appréhendées de manière identique au regard du droit et de leurs conséquences géopolitiques. On peut envisager, dans une optique maximaliste, un transfert de la dissuasion à une autorité supranationale. On évoque parfois un partage de responsabilités et c’est la perspective ouverte par des déclarations récentes du futur chancelier allemand. On peut aussi prendre pour point de départ les entretiens d’E. Macron accordés à quelques journaux qui énoncent que l’on ne peut plus « laisser nos voisins dépendre totalement de la capacité américaine sur le plan de la dissuasion ». Le ministre des Armées, S. Lecornu, précise toutefois que le monopole de la France dans la conception de l’arme et de la décision -présidentielle- d’y recourir n’est pas remis en cause. Cela se ferait par l’intégration d’une dimension nettement plus européenne des « intérêts vitaux » qui justifieraient l’emploi d’armes nucléaires. L’allocution présidentielle du 5 mars le confirme. Bref, pour en donner une illustration, une agression russe contre les États baltes amènerait la France à les utiliser. C’est la logique du parapluie : un État possesseur, puissant, prend sous sa protection des États et les protège par sa dissuasion. L’engagement est énorme : il signifie, si la menace se concrétise et que l’État nucléaire ne s’y dérobe pas, que la guerre, sans doute nucléaire, viendra sur son propre territoire. On envisage également un stationnement d’armes stratégiques françaises sur le territoire d’États européens et peut-être un partage nucléaire.

Cette annonce est-elle une rupture ? Comment l’envisager juridiquement ?

La nouveauté de l’annonce, si l’on suit le ministre, est en réalité très relative, si on la compare à des déclarations antérieures. Sans remonter à des prises de position des prédécesseurs d’E. Macron, on notera que dans un discours prononcé à l’Ecole de guerre en 2020, il avait martelé que « nos forces nucléaires jouent un rôle dissuasif propre, notamment en Europe […]. Sur ce point, notre indépendance de décision est pleinement compatible avec une solidarité inébranlable à l’égard de nos partenaires européens. Notre engagement pour leur sécurité et leur défense est l’expression naturelle de notre solidarité toujours plus étroite. Soyons clairs : les intérêts vitaux de la France ont désormais une dimension européenne ». L’européanisation n’inclut pas un transfert de la décision, une remise en cause de la main-mise intégrale de la France sur ce qui reste « sa » dissuasion mais signifie que la France offre une protection à ses partenaires européens.

C’est là que la politique rejoint le droit. La France ainsi que l’intégralité des États de l’OTAN sont parties au Traité de non-prolifération des armes nucléaires du 1er juillet 1968. Ce traité impose aux États qui possèdent l’arme nucléaire de ne pas être une puissance disséminante, c’est-à-dire de ne pas transférer d’armes nucléaires à quelconque État qui ne la possède pas ou de lui fournir sur elles le contrôle. Les États non dotés quant à eux ne doivent pas devenir des puissances nucléaires militaires et obtenir la possession ou le contrôle de telles armes. Si la France maintient le monopole de décision, les choses sont simples et le traité est respecté. S’il s’agit d’aller plus loin, alors de nouvelles questions surgissent. En particulier, un partage de responsabilités dans l’emploi de l’arme nucléaire pourrait rencontrer assez rapidement des limites. Mais les choses sont en réalité un peu plus incertaines.

En effet, certains États membres de l’OTAN sont déjà inclus dans des programmes dits de « partage nucléaire ». Des armes nucléaires tactiques étatsuniennes sont stationnées sur le territoire de cinq Etats membres de l’OTAN, les Pays-Bas, la Belgique, l’Allemagne, l’Italie et la Turquie. Les armes en question restent, en temps de paix, sous le contrôle exclusif des Etats-Unis. Il n’y a donc pas, à ce stade, de transfert de contrôle. Pourtant, des pilotes de ces États membres de l’OTAN sont formés à leur maniement et pourraient être amenés à les utiliser dans un conflit que l’on imagine évidemment de très grande ampleur. Dans cette situation, le transfert de contrôle à un État non doté serait réalisé. Cela n’est pas considéré comme une violation du TNP selon une interprétation constante des États concernés. Il s’agit de considérer que, dans de telles circonstances, la lutte contre la prolifération aurait échoué, ce qui rendrait le traité inapplicable. On ne viole pas un traité auquel on n’est plus lié. La Russie, après avoir longtemps rejeté cette interprétation, l’a faite sienne, ce qui était nécessaire pour mettre en place un partage nucléaire, sur le modèle OTAN, d’armes tactiques avec la Biélorussie.

L’européanisation pourrait donc apparaitre à bien des égards comme une forme de trompe l’œil et ne pas constituer une véritable rupture au regard des engagements et prises de position antérieurs. C’est d’ailleurs souvent le cas dans le domaine nucléaire : ce qui est présenté médiatiquement comme une évolution est souvent la reprise de quelque chose de passé. La situation actuelle oblige cependant à relativiser la banalité des déclarations présidentielles. D’une part, ce qui était annoncé en 2020 n’est resté qu’à l’état de déclarations d’intention. Les perspectives ouvertes alors, exercices conjoints, concertation sur la politique de dissuasion, ne se sont pas réalisées. Le contexte actuel, beaucoup plus dramatique, appelle aux actes. C’est un fossé qui peut être traversé. D’autre part, le contexte dans lequel s’inscrivent les déclarations présidentielles a radicalement changé depuis 2020. La Russie est perçue comme un véritable danger, dans un contexte de désengagement états-unien. Les engagements éventuels sont donc porteurs de conséquences qu’ils n’avaient pas auparavant.

A terme, la constitution d’une Europe possédant l’arme nucléaire est-elle juridiquement envisageable, au regard des engagements actuellement souscrits par les États ?

Cette question n’est pas à l’ordre du jour, on l’aura compris. La solution envisagée est celle d’une européanisation robuste de la dissuasion française, pas d’un transfert à une autorité supranationale. Les compétences militaires, dans le cadre des traités de l’Union européenne, sont encore très largement nationales. Le droit français organise une dissuasion française. Tout cela devrait être modifié, ce qui serait un processus incontestablement lourd.

Du côté du droit international se poseraient quoi qu’il en soit des questions complexes. L’Union européenne n’est pas partie au Traité de non-prolifération mais la France l’est. Cela implique une interdiction de transfert de contrôle à un tiers, quel qu’il soit. La France ne dispose pas librement de sa dissuasion. Il faut toutefois noter que, lors des négociations du TNP, cette question d’une nucléarisation militaire d’une fédération européenne à venir a été évoquée. Devant le Parlement européen, W. Hallstein, président de la Commission européenne, a déclaré, à propos de la nucléarisation d’une fédération européenne « Avons-nous le droit de renoncer dès à présent à cette possibilité au nom de l’Europe ? ». Le commentaire officiel du projet de Traité, présenté aux États de l’OTAN, envisageait la création d’une fédération européenne et considérait qu’elle pourrait se doter d’une force de frappe autonome. Mais il était bien précisé que ce passage ne pourrait être réalisé que si les États instituant cette fédération renonçaient à leur souveraineté. Ce pas ne pourrait être réalisé que par la création d’un Etat fédéral européen. Nous en sommes encore bien loin.