Par Patrice Tromparent, Colonel de l’Armée de l’Air et de l’Espace

L’Europe de la défense, l’échec de l’Europe ?

Des origines de l’Europe à 2022, la construction militaire européenne a toujours louvoyé entre grandes ambitions et petites réalisations. Toutes les initiatives ont échoué (UO, CED, UEO), au bénéfice de l’OTAN et des Etats-Unis.

L’UE dispose pourtant de tous les outils pour défendre ses intérêts. Ainsi, le Traité de Maastricht (1992) puis le Traité de Lisbonne (2007) introduisent une politique de sécurité et de défense commune (PSDC). L’article 42 du Traité sur l’Union Européenne prévoit ainsi des décisions à l’unanimité et une clause d’assistance mutuelle en cas d’agression (42-7), comparable à l’article 5 de l’OTAN. Les missions envisagées pour l’UE concernent le désarmement, les missions humanitaires et d’évacuation, les missions de conseil et d’assistance en matière militaire, les missions de prévention des conflits et de maintien de la paix, les missions de forces de combat pour la gestion des crises, y compris les missions de rétablissement de la paix et les opérations de stabilisation à la fin des conflits.

Mais l’UE peine à dégager un cap clair en matière de défense, considérant les intérêts très différents de ses Etats-Membres (menaces terroristes au sud et russe à l’est, neutralité de certains Etats, intérêts commerciaux avec les Etats-Unis, la Chine ou même la Russie). Certains Etats-Membres ne croient à une défense crédible (appuyée par une dissuasion nucléaire) qu’avec la participation américaine, donc dans le cadre de l’OTAN. Protégés dans l’OTAN, certains Etats-Membres ont peu d’intérêt et de moyens pour l’action militaire et préfèrent des moyens de gestion de crise plus civils (diplomatie, commerce, humanitaire). Ainsi, malgré les crises et faute d’unanimité, les 2 EU battlegroups (2 bataillons de 1500 hommes d’alerte pour 6 mois fournis par les Etats-Membres ) n’ont jamais été déployés depuis 2007.

L’invasion russe de 2022, le wake up call ?

Après des années à l’écart des crises, l’UE prend cruellement conscience de sa faiblesse militaire : une réaction timide à l‘invasion russe, un soutien limité et tardif à l’Ukraine, un doute sur l’implication américaine. Libérée du frein britannique, pressée par les pays de l’Est en première ligne et poussée par la France, l’UE parvient enfin à fixer un cap : approuvée par les Etats-Membres, la Boussole Stratégique de 2022 pose ainsi pour la première fois un constat commun relativement précis des enjeux de sécurité-défense de l’UE, et définit les moyens nécessaires pour y faire face, soit au niveau des Etats-Membres (investissements dans la défense) ou au niveau de l’UE (outils de gestion de crise).

L’autonomie militaire européenne, une question opérationnelle, industrielle ou politique ?

Bénéficiant de 75 ans d’OTAN (interopérabilité et standardisation des tactiques et procédures, entrainement, exercices et expérience communs), les pays européens savent opérer ensemble (6 opérations en cours, en mer (Corne de l’Afrique, Méditerranée) ou au sol (Bosnie-Herzégovine, Afrique). L’UE dispose d’un état-major européen (EMUE), de structures de commandement (FHQ) et des mêmes forces militaires que les Etats-Membres mettent déjà au service de l’OTAN (1900 chars de combat, 2000 avions de chasse, 500 canons, 1,5 million de soldats). Mais sans les systèmes de commandement de l’OTAN et sans les capacités clefs des Américains (renseignement, communications, avions radar, défense sol-air, logistique), l’UE est limitée à des opérations de basse intensité ou de courte durée. Enfin, sans une dissuasion nucléaire « commune », l’Union Européenne sera contrainte dans ses décisions stratégiques face à des adversaires dotés.

Les Etats-Membres ont décidé d’investir plus dans leurs capacités militaires, mais sans coordination des acquisitions, les coûts unitaires sont plus élevés et l’hétérogénéité des moyens rend l’interopérabilité plus compliquée. Par ailleurs, sans coordination des capacités, ils peuvent empiler des moyens redondants et manquer des capacités clefs. Ces problèmes n’ont pas été résolus en 75 ans par l’OTAN, alors que les Américains y vendent largement leurs équipements et assument les capacités clefs.

La Commission Van der Leyen II met en place une mécanique plus prescriptive : stratégie industrielle de défense (EDIS), acquisitions conjointes dans le domaine de la défense (EDIRPA), création d’un commissaire à la défense et à l’espace (Andrius Kubilius). Plusieurs Etats européens, dont la France, tiennent à conserver leur autonomie, pour des raisons budgétaires (risque de passager clandestin), industrielles (ils disposent d’une industrie de défense à faire tourner) mais aussi stratégiques (ils ont des intérêts hors de la sphère européenne). L’équation est différente pour de petits Etats, de toute façon incapables de défendre seuls leurs intérêts. L’équation est aussi différente pour des pays qui continuent de faire le choix du parapluie américain et achètent donc des équipements américains.

Le retour du Président Trump pourrait pousser les Européens à s’autonomiser, si ses pressions pour augmenter les budgets, acheter américain ou engager l’organisation dans le Pacifique sont jugées inacceptables et conduisent à une mise à distance des Etats-Unis. L’Europe devra alors combler une partie du vide laissé dans les structures de l’OTAN et dans les capacités militaires. La Commission aura alors beau jeu de pousser à plus d’intégration des politiques extérieures, des politiques de défense et des industries de défense des Etats-Membres.

L’unanimité sera difficile, mais des groupes d’Etats-Membres peuvent coopérer ensemble selon leurs moyens et leurs intérêts pour faire avancer progressivement les capacités européennes. La France, maintenant seul membre permanent du Conseil de Sécurité des Nations Unies et seule puissance nucléaire dans l’Union Européenne, a dans ce contexte un rôle d’entrainement à jouer.