Par Elsa Bernard, Professeure à l’Université de Lille.

Pourquoi la défense est-elle désormais une priorité de l’Union européenne ?

La défense n’était pas une compétence originaire des communautés européennes et le traité sur l’Union européenne n’en fait qu’une politique intergouvernementale (la « Politique de sécurité et de défense commune » ou PSDC), soumise aux décisions unanimes des États membres, ce qui est source d’immobilisme. Toutefois, l’invasion de l’Ukraine par la Russie, il y a bientôt trois ans, a brutalement fait prendre conscience aux Européens, non seulement du coût des « dividendes de la paix » sur leurs capacités et sur leurs industries de défense, mais aussi de la nécessité de faire davantage de commun en la matière, afin de favoriser l’interopérabilité des équipements d’un État membre à l’autre, de limiter la fragmentation des marchés et de réaliser ainsi des économies d’échelle.

Si, depuis 2022, les États européens ont augmenté leurs budgets de dépenses de 30%, ils se sont essentiellement approvisionnés en produits de défense auprès d’États tiers, en particulier auprès des États-Unis, ce qui accroit leur dépendance et limite leur autonomie stratégique. L’élection de Donald Trump et les doutes qu’elle suscite quant à la fiabilité de l’allié nord-américain, mettent les États membres face à leurs responsabilités s’ils souhaitent maintenir leur soutien à l’Ukraine et assurer la sécurité des citoyens européens face aux menaces grandissantes. Renforcer la défense européenne est donc une priorité de l’Union européenne pour 2024-2029.

Comment peut s’élaborer une défense européenne ?

La défense européenne, telle qu’elle est conçue aujourd’hui au sein de l’Union, ne vise pas la mise en place d’une armée européenne mais plutôt la capacité des États membres à faire davantage de commun en matière de défense, y compris hors PSDC, dans le cadre des politiques « communautaires » de l’Union, régies par le traité sur le fonctionnement de l’Union européenne, à l’instar de l’industrie, de la recherche, des transports ou du marché intérieur, notamment. 

Le renforcement de la base industrielle et technologique de la défense européenne (BITDE) est un élément essentiel de cette défense. Or, si le budget européen ne peut pas financer « les dépenses afférentes à des opérations ayant des implications militaires ou dans le domaine de la défense » (article 41 TUE), il peut être utilisé pour soutenir les acquisitions conjointes, par plusieurs États membres, d’équipement militaire ou la recherche en matière de défense, par exemple.

La Stratégie industrielle de défense (EDIS) et le nouveau programme pour l’industrie de la défense (EDIP) proposés par la Commission en mars 2024 visent ainsi à renforcer la base industrielle de la défense européenne, en incitant les États membres à investir « davantage, mieux, ensemble et européen ». Toutefois, les sommes mobilisées à ce jour ne sont que de 1,5 milliard d’euros alors que 500 milliards d’euros sur dix ans seraient nécessaires, selon la présidente de la Commission et selon le commissaire Kubilius, pour permettre à l’Union de soutenir l’Ukraine et, au-delà, d’assurer sa propre sécurité.

Sur quelles réalisations repose aujourd’hui l’Union européenne de la défense et quelles sont les perspectives ?

Parmi les principales réalisations, peut être évoquée la « Facilité européenne pour la paix », un instrument qui ne relève pas du budget européen et qui a été adopté par le Conseil en 2021 pour financer les coûts communs des opérations militaires de l’Union ainsi que les mesures d’assistance en faveur notamment de pays partenaires, mesures qui peuvent comprendre la fourniture d’équipements militaires et de défense, comme cela est actuellement fait pour l’Ukraine. Sous l’effet de la guerre, le budget de la Facilité européenne pour la paix est passé de 5,69 milliards d’euros à 17 milliards d’euros, pour la période 2021-2027.

En matière d’industrie – et dans une moindre mesure de marché intérieur – deux instruments de court terme ont été adoptés en 2023, par le Parlement européen et le Conseil sur proposition de la Commission, afin d’aider l’Ukraine, tout en renforçant la BITDE. Ces instruments permettent de soutenir, sur le budget de l’Union, les acquisitions conjointes de produits de défense par les États membres (règlement EDIRPA) et leur production de munitions (règlement ASAP). Parce qu’ils arrivent à terme en 2025, il s’agit désormais de pérenniser ces instruments et d’étendre leur champ d’application. Tel est l’objectif de la proposition de règlement EDIP, qui est actuellement en cours de négociation. Cette proposition vise non seulement à garantir la disponibilité des produits de défense nécessaires à la sécurité de l’Union (tout en tenant compte des besoins de l’Ukraine) mais aussi à réduire les dépendances des États membres dans ce domaine hautement stratégique.

Deux problèmes se posent donc.

Le premier est celui du financement de ces ambitions, en l’absence de volonté politique des États de grever les budgets nationaux des 500 milliards d’euros nécessaires. Ces mêmes États sont par ailleurs divisés quant au recours aux 300 milliards d’euros d’avoirs russes gelés en Europe. Enfin, si certains d’entre eux soutiennent désormais l’idée d’un emprunt européen commun (comme cela avait été fait lors de la crise du Covid), l’Allemagne s’y oppose toujours. Des pistes complémentaires sont donc actuellement explorées, à l’instar d’un financement par la Banque européenne d’investissement.

Le second problème résulte des désaccords entre États quant au financement éventuel, par le budget de l’Union, de produits de défense non européens. Cela permettrait, certes, de satisfaire les besoins urgents, mais pas de réduire les dépendances, notamment à l’égard des États-Unis, ni de renforcer l’industrie de défense européenne.

Les discussions se poursuivront sous la présidence polonaise du Conseil de l’Union européenne, à partir de janvier 2025. Des compromis doivent en effet être trouvés pour répondre à la nécessité de consolider une Union européenne de la défense, qui dépend largement de la volonté politique des États membres.