Les premiers arrêts « climat » : une climatisation de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme ?
Le 9 avril dernier, la Cour a rendu trois arrêts dans trois affaires « climat ». La première était portée contre la Suisse par l’association aînées pour le climat et quatre adhérentes de l’association. La seconde, qui concernait la France, était portée par Damien Carême, ancien habitant et maire de la commune de Grande-Synthe. La troisième avait été initiée par six jeunes ressortissants portugais contre le Portugal et trente-deux autres États.
Par Estelle Brosset, Professeure à Aix Marseille Université (CERIC-DICE), membre de l’Institut de France
Les arrêts étaient très attendus. Il faut dire que si la Cour européenne des droits de l’homme a développé, depuis 30 ans une dense jurisprudence (environ 300 arrêts) dans le domaine de l’environnement, elle ne s’était pas encore prononcée sur la question du changement climatique. Par ailleurs, si les procès climatiques, notamment en Europe, devant les juridictions nationales se sont multipliés, celles-ci ne se sont pas souvent fondées sur les droits humains, à l’exception notable de l’affaire Urgenda (Cour d’appel de La Haye, 9 octobre 2018, Urgenda c. Pays-Bas, n°200.178.245/01 ; Suprême Cour suprême des Pays-Bas, 12 décembre 2019, Hoge Raad, ECLI:NL:HR:2019:2006, 19/00135). Par exemple, dans les procès climatiques français, alors même que les parties le suggéraient, les juges n’ont pas fondé l’obligation climatique de l’État sur les dispositions de la Convention européenne des droits de l’homme.
Que disent ces trois arrêts ?
Ces trois arrêts de la Cour ne disent pas la même chose.
Pourtant, les trois affaires étaient liées. Formellement d’abord, car les chambres initialement chargées des trois affaires s’étaient chacune dessaisies au profit de la Grande Chambre et l’affaire devait être attribuée à la même formation de la Grande Chambre. Substantiellement surtout, car dans chacun des trois cas, les requérants, appartenant pour l’essentiel à la catégorie des personnes vulnérables, reprochaient l’insuffisance des mesures étatiques prises pour prévenir le changement climatique, insuffisances considérées comme constitutives d’une violation de la Convention, principalement de deux de ses articles, les articles 2 (droit à la vie) et 8 (droit au respect de la vie privée et familiale et du domicile) de la Convention (même si dans d’autres articles, l’article 3, 6, 13 et 14, avaient aussi été mobilisés). Dans l’affaire Verein KlimaSeniorinnen Schweiz et autres c. Suisse, c’est les problèmes de santé et de conditions de vie des requérantes âgées exacerbés lors des vagues de chaleur qui avaient été avancés au soutien de la violation ; dans l’affaire Carême c’est le risque d’inondation auquel la commune de Grande-Synthe sera exposée dans la période 2030-2040 du fait du changement climatique qui fonde la requête ; dans l’affaire des jeunes portugais, ce sont les effets passés et futurs de l’augmentation des températures -à l’origine notamment de déclenchements de feux de forêt- sur leur vie, leur bien-être, leur santé mentale et leur domicile qui est en cause.
Quoique liées, les affaires ne se sont pas conclues de façon identique, bien loin de là. Dans deux affaires, l’affaire Carême et l’affaire des jeunes portugais, la Cour a en effet constaté l’irrecevabilité des recours. Dans l’affaire des ainées suisses, en revanche elle a admis la recevabilité d’une partie de la requête et, au fond, conclut à la violation notamment de l’article 8 par la Suisse.
Ces arrêts sont-ils inédits ?
A première vue, non. Si les arrêts, en particulier l’arrêt des aînés suisses – qualifié d’historique – ont retenu l’attention, ce que dit la Cour s’inscrit pourtant, en de nombreux endroits, dans le prolongement de sa jurisprudence passée.
C’est le cas s’agissant des développements sur les conditions de recevabilité des recours des personnes physiques et morales prévues à l’article 34 de la Convention (qui sont les suivantes : être personnellement et directement victime de la violation alléguée et avoir subi un préjudice important ; avoir épuisé les voies de recours internes et avoir saisi la Cour dans les quatre mois suivant la dernière décision de justice concernant l’affaire). Dans chacun des trois arrêts, la Cour les a contrôlées rigoureusement, ce qui est d’autant plus nécessaire, nous rappelle-t-elle, que « dans le domaine du changement climatique, chacun peut, d’une manière ou d’une autre et dans une certaine mesure, être directement touché ou être exposé à un risque réel d’être directement touché par les effets néfastes du phénomène en cause » (affaire Verein KlimaSeniorinnen Schweiz et autres c. Suisse, pt 483). À trois reprises d’ailleurs, elle a constaté que certaines des conditions n’étaient pas remplies. Dans l’affaire des aînées suisses, pour une partie des requérants (les quatre requérantes individuelles), c’est la qualité de victime qui selon le juge fait défaut (faute d’avoir suffisamment démontré des effets négatifs graves, sur elles, engendrés par les vagues de chaleur liées au changement climatique). Cette première condition a conduit également la Cour, dans l’affaire Carême c. France, à déclarer, intégralement, la requête irrecevable, le requérant ne justifiant plus d’aucun lien pertinent avec la commune de Grande-Synthe (où il ne réside plus), puisque le requérant s’est installé à Bruxelles à la suite de son élection au Parlement européen. Dans l’affaire des jeunes portugais, c’est la seconde condition de l’absence d’épuisement des voies de droit qui a conduit à l’irrecevabilité, car les requérants n’avaient exercé aucun recours au Portugal pour faire valoir leurs griefs et ce alors même que de tels recours étaient disponibles et donc qu’il n’existait pas de motifs particuliers propres à dispenser les requérants d’une telle obligation (pt 226).
C’est aussi le cas, au fond. Certes, la Cour juge que l’article 8 de la Convention englobe « un droit pour les individus à une protection effective, par les autorités de l’État, contre les effets néfastes graves du changement climatique sur leur vie, leur santé, leur bien-être et leur qualité de vie » (§ 519), ce qu’elle n’avait jamais dit expressément, mais seulement faute d’affaires climat portées devant elle. En effet, à de nombreuses occasions, la Cour avait déjà considéré que l’exercice du droit au respect de la vie privée et familiale pouvait être compromis par la dégradation de l’environnement et l’exposition à des risques environnementaux. Elle ne fait qu’enfoncer à nouveau ce clou et, en aucun cas, elle ne consacre plus. Elle répète d’ailleurs avec netteté ce qu’elle a déjà dit à maintes reprises : aucun article de la Convention ne garantit spécifiquement une protection générale de l’environnement en tant que tel (Kyrtatos c. Grèce, n° 41666/98, § 52 et Cordella et autres c. Italie, n°s 54414/13 et 54264/15, §§ 175-176, § 100).
Quels sont les éléments nouveaux du raisonnement de la Cour ?
En dépit de cet apparent classicisme, la lecture des 288 pages de l’arrêt des ainées suisses fait toutefois apparaître des éléments nouveaux qui, sans aucun doute, marqueront la suite, tant du côté de la Cour elle-même que du côté des juridictions nationales, premiers juges de la conventionnalité.
Certains éléments sont rhétoriques, mais la rhétorique n’est pas inutile surtout dès lors que la Cour s’exprime au sujet du climat pour la première fois. C’est le cas lorsque la Cour souligne, que « la question du changement climatique est l’une des plus préoccupantes de notre époque » (pt 410), lorsqu’elle reconnaît l’importance, en la matière, de la question de la répartition de l’effort entre les générations (pt 420). C’est encore le cas lorsque la Cour rappelle le rôle clef juridictions nationales (§ 639) ou encore le sien, y compris en ce domaine, « la démocratie ne saurait être réduite à la volonté majoritaire des électeurs et des élus, au mépris des exigences de l’État de droit » (§ 412).
Ces éléments remarquables ne sont toutefois pas uniquement rhétoriques. C’est le cas lorsque la Cour estime qu’« il ne serait ni satisfaisant ni opportun de transposer directement au domaine du changement climatique la jurisprudence existante en matière d’environnement » (pt 422) tant les caractéristiques et circonstances en matière climatique sont particulières. Et pour cause, elle va en déduire plusieurs adaptations de sa jurisprudence à la matière climatique, au stade de la recevabilité comme de l’examen au fond.
Ainsi « d’ordinaire, la Cour n’accorde pas la qualité de victime à une association en l’absence de mesure touchant celle-ci directement » (§ 475). Or, cela devrait être le cas de l’association des ainées suisses créée pour promouvoir la protection du climat pour le compte de ses membres, à savoir plus de 2000 femmes âgées (dont un tiers ont plus de 75 ans) : comme elle ne peut pas faire valoir des considérations de santé ou des nuisances liées au changement climatique que seules des personnes physiques peuvent ressentir, elle ne peut dès lors, en principe, se voir accorder la qualité de victime d’une violation d’un des droits de la Convention. Certes, la Cour avait déjà admis, mais de façon très épisodique que des « considérations spéciales » peuvent parfois justifier qu’une association représente des individus même en l’absence de mesure les impactant en tant que tel. Or, elle suggère que cela soit en ce domaine le cas, sous certaines conditions toutefois (démontrer que l’association est représentative et habilitée à agir pour le compte d’adhérents ou d’autres individus exposés à des conséquences néfastes spécifiques liées au changement climatique). Et pour cause, « le recours à des entités collectives telles que les associations représente l’un des moyens accessibles, parfois le seul, dont des requérants individuels disposent pour assurer une défense efficace de leurs intérêts particuliers parce que les litiges climatiques comportent souvent des questions de droit et de fait complexes qui « exigent d’importantes ressources financières et logistiques et une bonne coordination » (pt 494).
Les adaptations ont également eu lieu au fond, en particulier sur le terrain du lien de causalité. En ce domaine, la difficulté est que « le lien de causalité (…) est nécessairement plus ténu et indirect que dans le contexte d’une pollution dommageable ayant des origines locales » (§434). La Cour l’admet toutefois en suivant un raisonnement propre à la matière climatique. Propre, car la Cour admet, sans les discuter, deux « dimensions » de la causalité : d’une part, celle qui relie les émissions de gaz à effet de serre – et leur accumulation dans l’atmosphère mondiale – et les diverses manifestations du changement climatique ; d’autre part, celle relie les divers effets néfastes du changement climatique et les risques qu’ils font peser aujourd’hui (et feront peser à l’avenir) sur l’exercice des droits de l’homme. En citant nombre de documents et rapports scientifiques, notamment ceux du GIEC et en se référant à nombre d’instruments internationaux (dont l’Accord de Paris cité 120 fois dans le texte) ainsi qu’à des jurisprudences internationales et de certains États, la Cour considère comme « établie (…) que le changement climatique anthropique existe et qu’il représente actuellement et pour l’avenir une grave menace pour la jouissance des droits de l’homme garantis par la Convention » (§ 436).
Propre aussi s’agissant de la troisième dimension de la causalité, celle qui désigne le lien entre les risques, liés au changement climatique, pour des individus et les mesures générales prises par un État dans le domaine climatique car la Cour retient ici aussi un raisonnement particulier. Selon la Cour, ce lien de causalité peut être établie car un État ne peut en aucun cas « se soustraire à sa responsabilité en mettant en avant celle d’autres États, qu’il s’agisse ou non de Parties contractantes à la Convention » (§442). Or, si cette considération est conforme à celle que la Cour a déjà adoptée, le juge l’arrime en premier lieu au « régime climatique mondial » et au principe de responsabilités communes mais différenciées et des capacités respectives des États en droit international du climat qu’il prévoit (notamment mais pas seulement dans l’article 2 § 2 de l’Accord de Paris).
A noter que, dès lors que le lien de causalité était établi, restait à délimiter les obligations positives qui s’imposaient à la Suisse, obligations qui peuvent varier en fonction de la marge d’appréciation reconnu en la matière.Là encore, le raisonnement de la Cour est particulier. Pourtant, il débute de façon attendue, la Cour soulignant que si la nature et la gravité de la menace climatique, ainsi que le consensus général autour de l’objectif que constitue une protection effective du climat, appellent une marge d’appréciation réduite pour les États s’agissant de la fixation d’objectifs ; en revanche, s’agissant du choix des moyens pour les atteindre, les États devraient se voir accorder une ample marge d’appréciation. Cependant, en dépit de cette reconnaissance, la Cour explicite avec détail ce qui permet de considérer qu’un État est resté dans les limites de sa -pourtant ample- marge d’appréciation (§550). Le point le plus original est sans doute lorsque la Cour précise que « qu’elle a du mal à admettre que l’on puisse considérer que l’État défendeur, en l’absence de toute mesure interne tendant à quantifier son budget carbone restant, se conforme de manière effective à l’obligation en matière de réglementation qui pèse sur lui » (§552). Cela l’est d’autant plus qu’une telle obligation, même si le GIEC a souligné l’importance des budgets carbone, n’est pas dans l’Accord de Paris qui n’exige que de soumettre une contribution nationalement déterminée. Le détail va donc ici très loin et c’est d’ailleurs du fait de ce catalogue détaillé des mesures que l’État doit prendre (mais aussi du raisonnement en matière de recevabilité des associations) que le juge Eicke, dans son opinion dissidente (la seule), explicite son désaccord.
Quelles interrogations demeurent ?
Certaines concernent des aspects du raisonnement lui-même. C’est le cas à la lecture de l’affaire des jeunes portugais. Rappelons que dans cette affaire, les requérants avaient visé dans leur requête, outre le Portugal, 32 États du Conseil de l’Europe considérant que ces États exercent un contrôle sur leurs activités publiques et privées émettrices de gaz à effet de serre, activités qui ont elles-aussi, avec celle du Portugal, des effets sur eux-mêmes. Cependant, la Cour va estimer que, nonobstant le fait que le changement climatique est un problème véritablement existentiel pour l’humanité, ces « considérations ne sauraient en elles-mêmes ni servir de fondement à la création par voie d’interprétation judiciaire d’un motif inédit d’établissement de la juridiction extraterritoriale ni justifier un élargissement des motifs existants » (§195). L’adaptation s’arrête donc ici, à l’acceptation de la juridiction extraterritoriale des États en ce domaine. Or, ici, la Cour procède plus par assertion par démonstration : elle « se traduirait niveau d’incertitude intenable » et « aurait pour effet d’ériger la Convention en traité mondial sur le changement climatique » (§208). Elle ne répond pas précisément aux arguments avancés par les requérants, arguments pourtant retenus par d’autres juridictions (Cour interaméricaine des droits de l’homme, avis consultatif OC-23/17 du 15 novembre 2017 sur l’environnement et les droits de l’homme ; Comité des droits de l’enfants, Sacchi et consorts c. Argentine, 22 septembre 2021, doc. ONU CRC/C/88/D/104/2019).
Les interrogations concernent aussi les effets de ces arrêts, particulièrement celui ayant constaté de graves lacunes de la part des autorités suisses, à quantifier les limites nationales applicables aux émissions et à atteindre ses objectifs passés de réduction des émissions. Comme tous les arrêts de la Cour, ces derniers sont certes déclaratoires (ils constatent la violation) mais obligatoires. L’État défendeur, la Suisse, reconnu responsable d’une violation de la Convention, est donc tenu d’exécuter l’arrêt afin d’y mettre un terme. Toutefois, ce que va impliquer cette exécution demeure floue. D’abord, parce que, si dans certaines affaires, la Cour a jugé utile d’indiquer le type de mesures, individuelles et/ou générales, que l’État concerné pourrait prendre, en l’espèce, eu égard à la complexité et à la nature des questions en jeu, elle n’a pas jugé opportun de le faire. Ensuite, parce que si, pendant un temps, la situation législative en Suisse était incertaine, le 30 septembre 2022, le Parlement a finalement adopté la loi sur la protection du climat, sur l’innovation et sur le renforcement de la sécurité énergétique (« la loi sur le climat ») et ce texte a mis en place le principe de l’objectif de zéro émission nette à atteindre d’ici à 2050 avec des objectifs intermédiaires.