Par Laurent-Xavier Simonel, Conseiller d’Etat en service extraordinaire honoraire

La crise actuelle est-elle d’une nature nouvelle ?

Le conflit ininterrompu opposant l’Union indienne et le Pakistan depuis leurs premières heures, à minuit du 15 août 1947, en exécution du Indian Independence Act britannique du 18 juillet 1947, vient de changer de dimension dans le décor idyllique de la prairie de Baisaran, près de Pahalgam, à une centaine de kilomètres à l’est de Srinagar, capitale d’été du territoire de l’Union du Jammu & Kashmir.

Au début d’après-midi du 22 avril 2025, dans ce site touristique couru accessible à pied ou à poney, pendant vingt longues minutes sanglantes et sans compter les blessés, vingt-cinq vacanciers et un gardien de poney étaient mis à mort. Les premiers ont été systématiquement traqués à raison de leur foi religieuse hindoue (à cet exonyme l’on préfèrera la notion de sanantana dharma ou, approximativement traduite, de norme éternelle) et abattus devant épouses et enfants. Le second, musulman, a tenté de leur venir en aide. Le Pakistan dénie sa responsabilité. En pleine saison et peu avant le grand pèlerinage shivaïte d’Amarnath, ce massacre a, notamment, voulu démontrer que l’Inde ne contrôle toujours pas le Kashmir, dont elle administre, depuis janvier 1949, la partie orientale de l’ancien royaume éponyme où une dynastie ancrée dans le sanantana dharma régnait sur une majorité musulmane. 

Cette action terroriste s’inscrit dans une ligne de précédents nombreux de plus ou moins grande intensité, ouverte par la première guerre indo-pakistanaise de 1947-48, dont certains, dirigés contre les forces armées indiennes, marquent la mémoire : l’attaque d’Uri du 18 septembre 2016 ou l’attentat suicide de Pulwama du 14 février 2019.  Bien qu’amples, ces agressions avaient entraîné des réponses indiennes militaires, ponctuelles et retenues, soit en territoire du Kashmir mais de l’autre côté de la ligne de cessez-le-feu de 1949 (Line of Control, « LoC ») en 2016, soit sur le territoire pakistanais en 2019.  Les contrefeux pakistanais avaient été de la même nature, les protagonistes, chacun détenteur du feu nucléaire, veillant à cantonner l’escalade.

L’eau est-elle assumée en tant qu’arme stratégique ?

Pahalgam ouvre sur un champ incertain qui pourrait être de nature bien différente.  Dans la nuit des 6 au 7 mai 2025, les forces armées indiennes ont frappé au-delà de la « LoC » et, aussi, de la frontière internationale. En hommage aux veuves qui ont survécu, l’opération a été nommée « Sindoor », marque vermillonne sacrée féminine consubstantielle du lien du mariage. Le Pakistan a riposté et les opérations militaires réciproques se poursuivent. Cependant, le changement de dimension semble être notable. Cette fois, aux réactions immédiates et tactiques de l’Inde – destruction d’infrastructures de mouvements terroristes, fermeture des frontières terrestres et interruption des relations commerciales, postales, maritimes ou aériennes, par exemple -, s’est aussitôt ajoutée dès le 24 avril 2025 la décision de New Delhi aux effets plus stratégiques de « suspendre » l’application du Traité sur les eaux de l’Indus (Indus Waters Treaty, « IWT ») signé entre les deux antagonistes le 19 septembre 1960, à Karachi, sous les auspices de la Banque mondiale. Ce jusqu’à ce que Islamabad mette concrètement un terme à son soutien au terrorisme transfrontalier. L’utilisation par l’Inde de l’IWT comme levier stratégique n’est pas improvisée. Déjà, peu après Uri, le 26 septembre 2016, le Premier ministre indien, Narendra Modi déclarait : « rakt aur paani ek saath nahin beh sakta !» (le sang et l’eau ne peuvent pas s’écouler ensemble).  Le 6 mai 2025, il a été encore plus clair : “Bharat ka paani, Bharat ke haq mein bahe ga !» (L’eau de l’Inde devra couler dorénavant dans l’intérêt de l’Inde).

Quel mécanisme conventionnel ?

Il y a peu de doute qu’aujourd’hui la géographie commande à la force juridique obligatoire. Globalement, le PNB pakistanais résulte pour près de son quart de l’agriculture, elle-même massivement concentrée dans les versants du système fluvial de l’Indus, alors que le pays comprend de vastes zones désertiques ou progressivement asséchées par le dérèglement climatique mondial, comme le Sindh ou le Baloutchistan sièges de tensions nationalistes voire irrédentistes. Admettant l’effet immédiat de la décision indienne, l’autorité pakistanaise du système fluvial de l’Indus constate que les cultures dites de mousson (« kharif crops »), dont celles de mil et de blé, souffrent déjà d’un déficit hydrique de plus de 20 % à la suite des opérations indiennes.

Depuis le 5 mai 2025 au moins, l’installation hydro-électrique « au fil de l’eau (avec rétention d’eau marginale) de Baglihar y participe. Depuis 2009, après règlement d’un différend par application du IWT, elle fonctionne à partir des eaux de la rivière Chenab. Il s’agit de l’une des trois « rivières de l’Ouest » sur lesquelles le IWT alloue au Pakistan, au principal, des droits d’usage illimités, en reconnaissant à l’Inde, en second rang, des « utilisations sans consommation » n’affectant pas structurellement la ressource en eau, comme pour la production hydro-électrique sans rétention substantielle, l’irrigation, la navigation, la pêche, le flottage des bois ou la pêche. Il ne faut pas exclure que l’installation « au fil-de-l’eau » proche de Bandipore sur la Kishaganga ne soit aussi mise en œuvre en pratique sans méconnaître les règles conventionnelles formelles mais avec, toutefois, un impact direct sensible sur les quantités d’eau versées au Pakistan en aval dans la Jhelum, autre « rivière de l’Ouest » représentant avec l’Indus, troisième « rivière de l’Ouest », environ les deux tiers du système fluvial entier, placée dans la part pakistanaise du partage territorial stipulé par le IWT.

A l’époque moderne, le système fluvial de l’Indus a été structuré par le colonisateur britannique dans un ensemble déséquilibré favorable à l’irrigation de la partie occidentale du Punjab, aujourd’hui au Pakistan pour favoriser les opérations foncières de la Couronne. Il aura fallu treize ans de discussions pour parvenir à diviser le système fluvial entre les deux nouveaux États, ce qui a pu finalement aboutir grâce à l’initiative de David E. Lilienthal, ancien dirigeant de la Tennessee Valley Authority et acteur de l’industrie américaine de l’énergie atomique et à la détermination du président de la Banque mondiale, Eugene R. Black et de son vice-président W. A. B. Iliff.  Nécessité faisant loi, le IWT s’inscrit dans le schéma le plus intégré existant en droit international public, allant au-delà de la formule du simple accord préalable entre États riverains (voir l’échange de notes relatif à la frontière de l’Arnawai Khwar entre l’Afghanistan et l’Inde du 3 février 1934) ou celle de la commission internationale (comme pour le Rhin ou le Danube). Le IWT découpe géographiquement le système fluvial en accordant les droits primaires à l’Inde sur les trois « rivières de l’Est », la Sutlej, la Beas et la Ravi, avec leur volume annuel estimé de l’ordre de 33 millions de « acre-feet » (un « acre-foot » est le volume d’eau couvrant 0,4 hectare avec une profondeur de 30 cm) ; et les droits primaires au Pakistan sur l’Indus comme, on l’a vu, sur la Jhelum et la Chenab, dont le volume annuel est estimé à 135 millions de « acre-feet ».

Si le Pakistan dispose de droits conventionnels apparemment plus amples (80%), ils s’exercent en aval, ce qui donne un avantage objectif de contrôle potentiel à la puissance indienne en aval. La modulation des flots est, pourtant, difficile faute de capacités de retenue suffisantes.  La « suspension » de l’exécution de l’IWT révèle, alors, une autre efficacité immédiate en affectant le dialogue technique indispensable pour la prévision de la disponibilité de la ressource. Ne plus communiquer, en temps et en heures, données constatées et projections peut provoquer des effets très indésirables pour la partie pakistanaise.

Quelles perspectives ?

La brutalité militaire du conflit augmente de jour en jour mais l’on note que, malgré quelques alarmes récentes brouillant la doctrine d’emploi nucléaire d’Islamabad, déjà assez confuse, la question des eaux du système de l’Indus reste relativement secondaire tant dans la bataille de communication que dans les prises de position des autres puissances, singulièrement de la Chine.

Le IWT ne contenant pas de stipulations permettant sa suspension, la position indienne, qui n’a pas brandi la menace d’une dénonciation, interroge sur sa base légale. L’Inde n’a pas signé la Convention de Vienne sur le droit des traités de 1969 et le Pakistan, signataire, ne l’a pas ratifiée, ce qui ne devrait pas retenir de chercher un fondement dans cet acte multilatéral qui cristallise la coutume internationale dans l’ordre conventionnel. Il faudrait, donc, analyser la pertinence des prévisions de son article 60 encadrant la suspension en cas de changement fondamental de circonstances et se satisfaire d’une telle qualification juridique pour l’attaque terroriste de Pahalgam. A cet égard, il est loin d’être indifférent que l’Inde, depuis fin janvier 2023 déjà et très formellement depuis le 30 août 2024, ait notifié au Pakistan son intention de modifier le IWT en le révisant, ainsi que le permettent les stipulations de son article XII, paragraphe 3. Cette démarche était fondée, par écho à l’article 60 de la Convention de Vienne de 1969, sur trois changements fondamentaux de circonstances, dont le développement du terrorisme transfrontalier (associé aux évolutions démographiques et aux conséquences du changement climatique). L’on voit que le recours géopolitique au puissant levier stratégique de la gestion du système fluvial de l’Indus grâce à la puissance géographique induite par la localisation en amont s’inscrit dans une préparation juridique très sérieuse du côté indien.

Jusqu’à présent le IWT a pu franchir les sérieux écueils des guerres indo-pakistanaises de 1965 (jeu à somme nulle au Kashmir), de 1971 (indépendance du Bangladesh), depuis avril 1984 autour du glacier de Siachen (aux confins du Ladakh dans le Karakoram) et de 1999 (autour du Kashmir à Kargil) : la Commission bilatérale permanente de l’Indus (article VIII) a fonctionné et les organes technique ou arbitral de règlement des différends techniques ou des litiges (article IX) ont globalement bien répondu aux contestations réciproques (voir, entre autres,  la contestation du projet indien de barrage sur la Jhelum à l’orée du lac Wullar).  La crise actuelle met en lumière la fragilité face à l’urgence d’un mécanisme conventionnel témoignant d’une coopération internationale intégrative entre ennemis. Il n’existe aucun organe apte à statuer à titre conservatoire à bref délai ou à imposer des mesures temporaires d’urgence.  Ce qui laisse la place à l’action géopolitique immédiate, en attendant la future heure du droit. Le Premier ministre Jawaharlal Nehru pensait avoir « acheté la paix » en signant le IWT.  Son successeur Narendra Modi s’efforce d’en faire un efficace instrument du rapport de force pour la rétablir.