Le Parlement européen, son rôle, ses membres, leurs pouvoirs…
Du 6 au 9 juin, dans tous les pays membres de l’Union européenne (UE), les citoyens européens sont appelés à désigner leurs représentants. Quelque 35 ans après sa première élection au suffrage universel direct, cette instance démocratique reste mal connue. Sans compter les confusions sur ses pouvoirs et rapports avec les autres institutions comme le Conseil de l’UE et la Commission européenne.
Par Willy Beauvallet, maître de conférences à l’Université Lumière Lyon 2, chercheur à Triangle, et Catherine Schmitter, maître de conférences à l’Université Lumière Lyon 2, chercheuse à Transversales
Quelle place pour les eurodéputés dans l’histoire de l’Union européenne ?
C’est les années 1950 que les Communautés européennes (CE), ancêtres de l’Union, ont été dotées d’une Assemblée parlementaire, composée de délégués des parlements des États membres. Si elle n’avait alors qu’un pouvoir consultatif (hormis la possibilité, dès l’origine, de démettre la Haute autorité puis la Commission européenne), elle s’est néanmoins très vite organisée selon des lignes idéologiques transnationales et a contribué à structurer des réseaux d’élus influents dans les espaces politiques nationaux. C’est en lien avec l’attribution de ressources propres aux CE que le PE (ses membres s’étant auto-désignés comme tel en 1962) obtient de premiers pouvoirs budgétaires dans les années 1970, avant l’obtention en 1992 d’un pouvoir limité de codécision législative (avec le Conseil de l’UE, Conseil des ministres, ou « le Conseil ») qui sera lui-même étendu, par le Traité de Lisbonne entré en vigueur en 2009, à tous les secteurs relevant (sauf exceptions telles que l’harmonisation fiscale ou la politique de concurrence) de la gestion du marché unique et des politiques communes, dont la Politique agricole commune (PAC) et la politique de cohésion (ou politique régionale) qui absorbent à elles seules plus de 70% du budget de l’UE.
Il dispose de trois sièges historiques. Ses séances plénières se tiennent à Strasbourg. Les commissions parlementaires et les groupes politiques, de même que certaines séances plénières, se réunissent à Bruxelles. Une partie de son secrétariat est établi à Luxembourg.
Quelle place pour les eurodéputés dans l’architecture institutionnelle de l’UE ?
Les eurodéputés sont intégrés dans une complexe répartition des pouvoirs entre les institutions. L’UE peut adopter des actes juridiques dans de nombreux domaines, déterminés par ses traités fondateurs (désormais Traité sur l’UE et Traité sur le fonctionnement de l’UE correspondant lui-même à l’ancien Traité de Rome) touchant par exemple à l’environnement, aux transports ou encore à la santé. En application de ces traités, elle peut adopter des « lois » sous forme de règlements ou de directives, ou négocier et conclure des traités internationaux avec des pays tiers.
Le Conseil européen (composé des chefs d’État ou de gouvernement), plus haute instance politique de l’UE, est chargée d’en fixer les grandes orientations politiques et d’arbitrer entre États. S’il n’intervient pas formellement dans l’adoption des actes, il impulse fréquemment les propositions législatives de la Commission. La procédure législative ordinaire (PLO, art. 294 TFUE) prévoit désormais que, pour entrer en vigueur, ces lois, rédigées par les fonctionnaires de la Commission européenne (sous la responsabilité d’un collège de 27 commissaires), doivent être modifiées et finalement adoptées à l’identique, à la fois par le PE et le Conseil (rassemblant les ministres des États selon le secteur concerné par l’acte en question), la décision de ce dernier requérant alors, en principe, une majorité qualifiée (au moins à 55% des États représentant 65% de la population de l’UE). Mais ni l’un ni l’autre ne peuvent en prendre l’initiative, autrement qu’en priant la Commission d’agir (art. 17 §2 TUE, 225 et 241 TFUE). Cette dernière est ainsi considérée comme la gardienne des traité et de l’intérêt collectif.
Dans cette procédure la proposition déposée est adoptée après son examen par le PE puis le Conseil. En cas d’accord, le texte est adopté. Sinon, une deuxième voire une troisième lecture peut avoir lieu. Entre les deux, un comité de conciliation, composé à parité des 27 membres du Conseil et de 27 membres du PE, est chargé de trouver un compromis, sauf à ce que le texte soit abandonné. Au cours de la procédure, la Commission intervient pour faciliter ce compromis autant que pour défendre ses options, et peut modifier sa proposition initiale ou même la retirer. En réalité, 90% des lois européennes relevant de la PLO sont adoptées dès la première lecture grâce aux « amendements de compromis » obtenus via des négociations qui se tiennent entre les représentants de ces trois institutions en sein de trilogues informels, avant le terme de la première lecture du PE et du Conseil.
Dans certains domaines sensibles pour les États, des procédures législatives spéciales permettent néanmoins d’écarter théoriquement le PE de la codécision. Par exemple, pour une harmonisation fiscale, le Conseil prend seul la décision (à l’unanimité), sur proposition de la Commission, après une simple consultation du PE (art. 113 TFUE). Dans d’autres domaines, comme la politique de concurrence ou la politique monétaire, Commission européenne et Banque centrale européenne agissent en tant qu’institutions indépendantes, sans validation préalable de leur décision par le Conseil ou le Parlement, sous la seule surveillance de la Cour de justice de l’UE (CJUE). La politique étrangère et de sécurité commune obéit également à des règles particulières. Les décisions sont prises par le Conseil, dans le cadre des orientations du Conseil européen, à l’unanimité (art. 24 §1 TFUE). Les eurodéputés n’ont pas ici de compétence mais peuvent faire connaitre leurs opinions et attentes, ici comme ailleurs, par le biais de résolutions, comme récemment avec la guerre en Ukraine.
Néanmoins, les eurodéputés conservent une autorité en matière internationale au titre des compétences de l’UE, cette dernière étant habilitée à participer en tant que telle à des négociations internationales et à conclure des traités. Si le PE n’a qu’un rôle secondaire lors de négociations en général menées par la Commission (art. 218 TFUE), il peut avoir un rôle décisif via la conclusion d’un tel accord international. Pour les plus importants en effet, le Conseil ne peut décider qu’après approbation des eurodéputés. Sont concernés les traités qui auront des incidences budgétaires importantes, ceux qui vont entraîner la modification d’actes législatifs européens ou encore les traités qui vont mettre en place un cadre institutionnel commun à l’UE et aux pays tiers. Le futur traité d’adhésion de l’UE à la Convention européenne des droits de l’Homme devra aussi faire l’objet d’une approbation préalable du PE. Les autres traités, de moindre importance, ne sont adoptés qu’après simple consultation des eurodéputés. En 2014 par exemple, ces derniers ont menacé de rejeter l’accord entre l’UE et les USA sur les transferts transatlantiques de données personnelles si l’accord ne respectait pas les règles européennes dans ce domaine. Ils ont en revanche approuvé en 2017 la conclusion par l’UE du Comprehensive Economic and Trade Agreement (CETA), signé avec le Canada, faisant pourtant l’objet de nombreuses critiques des sociétés civiles.
La codécision s’étend aux sujets budgétaires puisque, conjointement avec le Conseil, les eurodéputés décident, tous les 7 ans, du cadre financier pluriannuel (CFP, art. 312 TFUE) puis, chaque année, des dépenses de l’UE, sur la base de projets élaborés par la Commission. En revanche, l’UE ne disposant pas d’une capacité propre de lever l’impôt, le PE n’est pas directement compétent pour décider des recettes (c’est-à-dire du volume global du budget, celles-ci étant étroitement contrôlées par des États contributeurs. Il a en revanche, théoriquement, le dernier mot sur les dépenses.
Par ailleurs, les eurodéputés interviennent dans la nomination du collège des 27 commissaires (article 17 §7 TUE). Les membres du Conseil européen doivent d’abord (à majorité qualifiée si nécessaire) proposer au PE un candidat au poste de président de la Commission « en tenant compte des résultats des élections ». Ce candidat doit ensuite être investi par le PE (généralement en juillet) avant de se consacrer durant l’été à la composition de sa Commission en lien avec les gouvernements des États qui lui proposent des candidats aux postes de commissaires. L’ensemble du Collège doit ensuite faire l’objet d’un vote d’approbation du PE (généralement en octobre) avant d’être finalement nommés par le Conseil européen. Pour vérifier les compétences et la probité de chaque candidat, les parlementaires ont instauré des auditions, sur le mode du Congrès américain. Chaque candidat est soumis à un ensemble de questions écrites et orales, au sein de commissions parlementaires spécialisées par secteur de politiques publiques. Il n’est pas rare que les eurodéputés obligent le président de la Commission et les États concernés à remplacer ou permuter les candidats contestés, sous peine de refuser l’investiture. Par exemple, ont été écartés en 2004 un candidat italien connu pour des prises de position homophobes et en 2019 une candidate française en raison de soupçons de conflits d’intérêt et de doutes sur ses compétences. Cette procédure donne donc aux eurodéputés une réelle capacité d’influence sur la composition de la Commission.
Enfin, le PE est habilité à saisir la CJUE, ce qui lui permet de faire respecter le droit mais aussi de faire respecter ses pouvoirs par les autres institutions (art. 263 et 265 TFUE). Dans les premières décennies de son existence, cette possibilité a été au cœur de la stratégie dite des « petits pas » qu’il a mise en œuvre pour renforcer progressivement sa place dans le système institutionnel.
Quelle place pour les eurodéputés dans le jeu politique européen?
En pratique, toutes ces procédures donnent lieu à des négociations permanentes qui prennent, sauf exception, beaucoup de temps. Les compromis qui en découlent sont rendus possibles par l’hyper-sectorisation des discussions internes à l’UE. Chacune des institutions impliquées mobilisent en effet des acteurs très spécialisés sur les sujets concernés. Avant de présenter formellement leurs propositions législatives, les fonctionnaires de la Direction générale (DG) en charge au sein de la Commission mènent de très nombreuses consultations avec les « parties prenantes », notamment via des centaines de groupes d’experts spécialisés, réunissant des fonctionnaires nationaux ou des représentants d’intérêts. Dans une UE très hétérogène abritant près de 450 millions de personnes issues de 27 États, l’objectif est de présenter un texte permettant la construction d’un consensus multiforme. En effet, au PE, aucun groupe ne possède la majorité simple à lui seul. Toute décision implique donc des compromis d’autant plus larges que certains sujets requièrent une majorité supérieure à la majorité simple (art. 14 TFUE). Ces coalitions mouvantes (souvent autour des 3 principaux groupes PPE, S&D, Renaissance) sont patiemment construites en commission parlementaire. Au Conseil, l’accord entre les 27 ministres se construit concrètement dans des « groupes de travail » spécialisés, composés de fonctionnaires nationaux mandatés par leur gouvernement. Mais il faut encore que les représentants de ces deux institutions tombent d’accord sur le contenu final du texte : c’est l’objet des trilogues informels auxquels participent également les représentants de la Commission.
Les eurodéputés sont progressivement parvenus à imposer leur place dans ce jeu complexe initialement dominé par les États et la Commission, leur permettant d’influer sur les politiques européennes. Par exemple, le PE a finalement adopté in extremis en 2024 les textes proposés par la Commission en matière d’asile et de migration, acceptant la mise en place d’une politique migratoire très restrictive et potentiellement attentatoire aux droits humains (la droite conservatrice domine à la fois le PE et les gouvernements des États membres), mais en imposant aussi une certaine protection des familles et des mineurs ainsi que des droits d’accès à l’interprétariat (les groupes de gauche restent indispensables à la droite pro-européenne pour une coalition majoritaire). En 2024 également, le Parlement a poussé pour l’adoption d’une loi assez protectrice des salariés des plateformes de vente en ligne.
Concrètement, au PE, l’examen des textes se déroule au sein des commissions parlementaires sous le contrôle du rapporteur (issu du groupe politique en charge du dossier) et de ses rapporteurs fictifs (ou shadow-rapporteurs, issus des autres groupes) qui négocient ensemble, progressivement, des amendements de compromis. Ce sont ces eurodéputés surtout qui sont en contact régulier avec les multiples lobbys mobilisés (associations professionnelles et patronales, mais aussi ONG), avec les commissaires et leurs cabinets ainsi qu’avec les représentants du Conseil. Pour occuper ces positions parlementaires influentes, il faut évidemment des compétences très particulières, d’expertise et de négociation, une connaissance fine des contextes relationnels propres à l’UE, des procédures institutionnelles, autant de choses qui ne s’acquièrent qu’avec une longue expérience…
Ce pouvoir, les eurodéputés ont pu l’acquérir également grâce à leur forte indépendance. Dans l’UE, personne ne peut dissoudre le PE tandis qu’il n’existe aucun 49.3 pour se passer en pratique de l’approbation des élus. A l’inverse, les élus peuvent démettre le collège des commissaires, via une motion de censure (art. 234 TFUE). S’ils n’ont jamais utilisé cette procédure très contraignante (elle nécessite la majorité des deux tiers des suffrages exprimés et à la majorité des membres qui composent le PE), elle structure néanmoins l’équilibre des pouvoirs au sein de l’UE. De même, alors que l’Assemblée ne se pilote que par un compromis entre les différents groupes politiques, aucun, pas même celui qui compte le plus grand nombre de députés (le PPE, droite conservatrice pro-européenne), n’est soumis au Collège à la manière d’une majorité parlementaire à son gouvernement. Aux moyens institutionnels, s’ajoutent enfin des moyens matériels et humains. Les élus touchent une indemnité très substantielle (9 975,42 euros brut mensuels) à laquelle s’ajoute la possibilité de recruter des assistants parlementaires personnels à Bruxelles et en circonscription, 5 en moyenne par député. Avec les très nombreux agents des commissions parlementaires et des groupes politiques, ces assistants sont essentiels au travail quotidien des élus aussi bien sur le plan logistique que législatif ou représentatif.