Par Olivier Lecucq, Professeur de droit public à l’Université de Pau et des Pays de l’Adour, Directeur de l’Institut d’Etudes Ibériques et Ibéro-Américaines (IE2IA – UMR DICE 7813)

La finalité : répondre aux besoins de l’Espagne en favorisant l’intégration des étrangers

L’exposé des motifs de la réforme ne fait pas mystère des raisons pour lesquelles elle est entreprise. Pour l’essentiel, en prenant en compte la situation migratoire actuelle en tant que « phénomène structurel », il s’agit de répondre à des besoins de la société espagnole en termes de dynamique économique et sociale. Il est ainsi question de mieux pourvoir le marché du travail qui souffre d’un manque de main d’œuvre et d’affronter plus efficacement le défi démographique pesant sur une population espagnole qui peine à se renouveler.

Mais, comme le souligne la ministre qui a porté le projet, Elma Saiz, l’objectif ne présente pas seulement un caractère utilitariste. Les droits, les contraintes et les choix de vie des étrangers sont également, en tant que tels, pris en considération, dans l’idée « d’offrir de nouvelles possibilités aux personnes qui ont décidé de développer leur projet de vie en Espagne, pour elles et leur famille ». Et si le projet dit se conformer aux règles issues du Nouveau pacte européen sur la migration et l’asile (14 mai 2024), ce qui est vrai pour ce qui concerne en particulier certaines modifications apportées aux autorisations de travail, il détonne tout de même fortement avec la logique de rigueur qui imprègne l’évolution du droit communautaire et qui reflète les politiques d’immigration voulues par la plupart des pays de l’Union européenne. Là où l’Europe parle solidarité, uniformisation et efficacité entre les Etats (communiqué de presse du 14 mai 2024) afin, surtout, de contrôler ses frontières, de filtrer les flux migratoires et de partager la charge de ceux qui sont incompressibles et « subis », l’Espagne déploie une conception beaucoup plus humaniste de l’immigration où l’accueil et l’intégration des étrangers deviennent des maitres-mots, et où l’apport de l’immigré à l’économie et à la démographie est perçu comme une chance pragmatique de desserrer certains des freins avérés au développement de la société.

Les moyens : faciliter les autorisations de séjour et les régularisations

Dans ce dessein, un vaste panel de mesures est déployé. Une bonne partie d’entre elles est d’abord destinée à simplifier les démarches et à clarifier les schémas d’autorisations de séjour dans le but non seulement d’alléger l’ensemble du dispositif mais également de l’assouplir, c’est-à-dire de sécuriser davantage les possibilités pour l’étranger d’obtenir un titre de séjour et de s’installer légalement et durablement sur le territoire. A cet égard, on relèvera en particulier l’extension de la durée de validité du visa pour recherche d’emploi, de 3 mois à un an, mais, surtout, l’harmonisation des titres de séjour qui, tous, auront dorénavant une durée initiale d’un an avec un renouvellement valable pour quatre ans.

Au fond, de manière générale, le Nouveau Règlement de l’immigration « ouvre des portes qui étaient antérieurement fermées à travers trois clefs : la formation, l’emploi et la famille ». La formation avec, notamment, un titre de séjour étudiant qui dure aussi longtemps que le cursus poursuivi et qui permet à l’intéressé de travailler jusqu’à 30 heures par semaine. L’emploi avec la sécurisation du travail des saisonniers (conditions de travail et logement) et, plus largement, des droits des travailleurs immigrés dans leur rapport avec les employeurs qui profitent, quant à eux, d’un processus de recrutement facilité. La famille avec un assouplissement des conditions du regroupement familial favorisant la venue des membres de famille des citoyens espagnols (en particulier des enfants jusqu’à 26 ans au lieu de 21), incluant les couples d’union libre et étendant le concept de famille regroupée aux enfants des victimes de traite et de violence sexuelle ou de genre.

L’idée de favoriser l’intégration des étrangers se retrouve aussi, évidemment, à travers le point le plus médiatisé de la réforme tenant à la volonté de régulariser jusqu’à 900 000 irréguliers en trois ans. A vrai dire, l’instrument que compte utiliser le Gouvernement à cette fin existe déjà. Il s’agit d’un dispositif unique à l’échelle européenne consistant à délivrer un titre de séjour à un « sans-papier » dès lors que celui-ci peut justifier de « l’arraigo », c’est-à-dire d’un ancrage suffisamment probant dans la société espagnole, ce qui revient surtout à exiger que l’intéressé soit présent sur le territoire depuis un temps suffisamment long, qu’il y dispose de liens familiaux ou qu’il y ait travaillé. Le Nouveau Règlement cherche par conséquent à renforcer les cinq voies d’accès au séjour légal par ce biais (cinco figuras de arraigo, dont celle, nouvelle, concernant les étrangers n’ayant pas obtenu le renouvellement de leur titre de séjour), notamment en réduisant le délai de présence en Espagne de trois à deux ans, les déboutés du droit d’asile étant particulièrement visés.

La forme : réformer par Décret Royal 

Signalons pour finir que, pour le juriste français, l’utilisation d’un Décret Royal pour opérer une réforme d’une telle importance (265 articles !) a de quoi étonner. En réalité, la voie empruntée est conforme à la nomenclature des actes et des compétences normatives définie à partir de la Constitution espagnole de 1978. En matière d’immigration, les grandes règles ont été fixées par une loi organique (LO 4/2000 du 11 janvier 2000) qui a renvoyé à un Décret Royal le soin d’établir son Règlement d’exécution. C’est ainsi que le décret ici rapporté procède à une (vaste) modification du précédent Règlement (datant de 2011), et si cet acte est royal, c’est tout simplement parce que l’Espagne est une monarchie imposant, pour ce type de textes, la signature du chef de l’Etat.

Comparativement à la situation française, on est cependant frappé de la latitude ainsi laissée au seul pouvoir exécutif pour décider de pans entiers de la politique d’immigration. Un tel scénario serait en effet juridiquement inenvisageable en France tant il est vrai que le Parlement a, depuis longtemps, accaparé la matière, souvent dans le détail. Et la question se pose d’ailleurs peut-être de savoir si la loi organique espagnole de 2000 habilite à ce point le Gouvernement à intervenir dans le domaine, et si le délai de 6 mois fixé avant l’entrée en vigueur du Nouveau Règlement n’est pas une manière de ménager la possibilité pour le législateur de s’exprimer.