Par Hervé Moysan, docteur en droit, directeur de la Rédaction législation de LexisNexis France

Le décret n° 2020-73 du 31 janvier 2020 portant adoption de conditions adaptées pour le bénéfice des prestations en espèces pour les personnes exposées au coronavirus est le premier texte intervenu dans le cadre de la législation relative à la crise sanitaire.

Il y a donc trois mois que cette législation singulière s’est déployée, même si l’immense majorité de ses textes est intervenue à compter du 14 mars 2020. Il peut être désormais procédé à son évaluation, ici sur un plan légistique.

Quelques données statistiques permettront de constater une nouvelle manifestation de l’inflation normative (1) laquelle s’accompagne d’une dégradation de la qualité des textes (2).

1. Une nouvelle manifestation de l’inflation normative

Du 1er février au 30 avril 2020, 6 142 textes de toute nature (y compris circulaires, avis, recommandations…) ont été publiés au Journal officiel contre 7 282 sur la même période de l’année 2019, soit une baisse de 16 %. Sur la période resserrée du 14 mars au 30 avril, la diminution est encore plus significative : 2 646 textes en 2020 contre 3 964 en 2019 soit une inflexion de 33 %.

L’inflation normative est-elle maîtrisée parce que le Président de la République l’a demandé dans son discours au Congrès du 3 juillet 2017 et que la circulaire du 26 juillet 2017 relative à la maîtrise des textes réglementaires l’a recommandé ? Les apparences sont trompeuses. Si l’on s’en tient au noyau central du dispositif normatif (lois, ordonnances et décrets réglementaires), on constate l’exact contraire. Sur les trois mois qui courent à compter du 1er février, 436 textes ont été adoptés en 2020 contre « seulement » 311 en 2019 soit une augmentation de 40 %. Sur les sept semaines qui suivent le 14 mars, 256 textes ont été adoptés en 2020 contre 198 en 2019, soit une augmentation de 29 %.

Didier Truchet le rappelle : « à chaque crise sa législation d’exception » (D. Truchet, Covid-19 : point de vue d’un « administrativiste sanitaire » : http://blog.juspoliticum.com [27 mars 2020]). Et c’est bien une « avalanche de textes qui s’est abattue sur nous en quelques jours » (N. Molfessis, Le risque du Far West : JCP G 2020, act. 443) pour répondre à la crise sanitaire.

Non compris le volumineux droit souple qui les accompagne1 , 273 textes relatifs à la crise du Covid-19 (ainsi qu’une délibération et deux décisions) ont été publiés au Journal officiel (JORF) du 1er février au 30 avril 2020 (dont 264 dans les sept dernières semaines de la période) : 6 lois, 46 ordonnances, 90 décrets réglementaires et 131 arrêtés.

Pour en finir avec les éléments quantitatifs, on constatera que 53 % des lois, ordonnances et décrets réglementaires adoptés du 14 mars au 30 avril sont relatifs à la crise sanitaire (et 32 % sur la période plus large qui court à compter du 1er février).

La crise sanitaire est l’occasion de constater une nouvelle manifestation particulièrement vive et concentrée de la tendance des pouvoirs publics à recourir à la norme.

Ce penchant pour le légalisme et la norme n’est pas sans susciter de vives réserves (par ex. O. Beaud et C. Guerin-Bargues, L’état d’urgence sanitaire : était-il judicieux de créer un nouveau régime d’exception : D. 2020, Etude, p. 891), sans désespérer (par ex. B. Plessix, Déroger pour mieux protéger ? : Dr. adm. 2019, Repère 6)2 , ou sans inquiéter, à l’instar d’Alain Lambert, le président du Conseil national d’évaluation des normes, pour qui « la crise est une occasion historique d’oser une révolution administrative copernicienne » (A. Lambert : https://www.acteurspublics.fr [tribune du 2 avril 2020]).

2. Une dégradation de la qualité des textes

Les 273 textes composant la législation et la réglementation relatives à la crise sanitaire publiés au JORF dans la période considérée n’échappent pas à la dégradation de la qualité légistique des textes, fréquemment soulignée (outre O. Beaud et C. Guerin-Bargues, préc., V. les références citées dans Rédaction législation, Panorama législatif et réglementaire du second semestre 2019 : 15 juillet – 31 décembre 2019 : lexis360.fr). Sur une durée limitée, ce corpus de textes reproduit les maux qui affectent la législation nationale du temps normal : excès de détail, technique rédactionnelle inintelligible, instabilité normative, malfaçons formelles sans oublier les imperfections qui entachent l’accès documentaire au droit.

a) Excès de détail

Ces textes versent dans cet excès qui caractérise notre droit bureaucratique. Ainsi la trentaine de ceux relatifs à la modification temporaire d’arrêtés relatifs aux indications géographiques protégées (IGP), appellations d’origine protégées (AOP) et labels rouges, s’ils permettent un voyage pittoresque en ces temps de confinement (de la fourme d’Ambert à l’oignon de Roscoff, en passant par le porc noir de Bigorre), témoignent de ce travers pathologique. Entre autres, l’arrêté du 24 avril 2020 régit, du 1er juillet 2020 au 31 mars 2021, les différentes formes de présentation du fromage de Laguiole, en précisant que lorsqu’il est « vendu après préemballage, les morceaux doivent obligatoirement présenter une partie croûtée caractéristique de l’appellation, à l’exception des portions individuelles et tranches inférieures à 70 grammes et des dés, bâtonnets, pépites, copeaux, râpé, émincé, qui ne doivent pas contenir de croûte ».

b) Inintelligibilité

La technique rédactionnelle employée, habituelle, ne brille guère par sa clarté, en opérant sous la forme de modifications chirurgicales excluant d’appréhender les dispositions dans lesquelles elles s’insèrent. Ainsi, parmi de très nombreuses autres dispositions, le 1° de l’article 1er de l’ordonnance n° 2020-427 du 15 avril 2020 relatives aux délais pour faire face à l’épidémie de Covid-19 prescrit de remplacer au I de l’article 1er de l’ordonnance n° 2020-306 du 25 mars 2020 le chiffre : « 22 » par le chiffre : « 23 ».

c) Instabilité

Ces textes donnent le tournis : ils ont eux-mêmes modifié les dispositions de six codes (Code des assurances, Code général des collectivités territoriales, Code de l’environnement, Code de procédure pénale, Code de la santé publique et Code du travail) ainsi que celles de plusieurs textes non codifiés antérieurs au 1er février 2020 (par exemple les lois n° 2010-837 et n° 2010-838 du 23 juillet 2010). Ils se sont surtout modifiés et parfois abrogés les uns les autres. 68 des 102 modifications ou abrogations de textes non codifiés recensées portent sur des normes adoptées dans la période considérée et relatifs à la crise sanitaire. Un record : le décret n° 2020-293 du 23 mars 2020 a été modifié treize fois en l’espace de cinq semaines (par les dispositions du décret n° 2020-314 du 25 mars 2020 jusqu’à celles du décret n° 2020-477 du 25 avril 2020) ! Le droit pénal illustre l’instabilité formelle de cette « législation évolutive », notamment dans l’établissement des sanctions au non-respect des obligations de confinement (P. Conte, Le droit pénal de crise : l’exemple du virus Covid-19 : Dr. pénal, n° 5, mail 2020).

d) Malfaçons

Cette inflation et cette instabilité s’accompagnent immanquablement de défauts formels. Le nombre de rectificatifs, au nombre de huit, en témoigne. Parmi d’autres, des modifications de dispositions modificatives sont également intervenues. Ainsi l’article 7 de l’ordonnance n° 2020-330 du 25 mars 2020 modifie l’article 216 de la loi n° 2019-1479 du 28 décembre 2019, purement modificatif de divers articles du Code général des collectivités territoriales. De même, des contradictions ou des redondances sont nées de cette profusion normative (concernant la matière pénale, V. P. Conte, Coronavirus : le droit pénal à l’épreuve de la crise sanitaire, infra pour aller plus loin ou Le droit pénal de crise : l’exemple du virus Covid-19 : Dr. pénal, n° 5, mail 2020), des omissions également (concernant la suspension des délais de retrait des autorisations d’urbanisme ou plus généralement des autorisations administratives (V. M. Mekki, Calcul des délais : l’ordonnance rectificative du 15 avril 2020 : JCP N, Etude 1084, spéc. §§ 27 et 28) voire des incongruités rédactionnelles (par ex. P. Conte, préc., note 30).

e) Inaccessibilité du droit

L’accès documentaire au droit en pâtit. Les erreurs de consolidation ayant logiquement tendance à se multiplier. Ainsi, sur Legifrance, l’article L. 122-12 du Code du service national dans sa rédaction issue de l’article 14 de la loi n° 2019-486 du 22 mai 2019 entre en vigueur au 23 mai 2020 selon les agents de la Direction de l’information légale et administrative (DILA) et non au 23 mai 2021 conformément à ce que prescrit l’article 21 de l’ordonnance n° 2020-460 du 22 avril 2020 (Pour d’autres exemples, V. C. Grimaldi, Les juridictions trompées par Legifrance ? : D. 2019, p. 2045 ; J. Boisson, La difficile détermination de la date de la loi : RTD Civ. 2019, p. 243 ou les références citées par H. Moysan, la loi en quelques maux : Revue du droit d’Assas, n° 15, déc. 2017, p. 66-67).

Dans le « monde d’après », saurons-nous faire nôtre la sagesse de Portalis, selon lequel « les lois positives ne sauraient jamais entièrement remplacer l’usage de la raison naturelle dans les affaires de la vie. Les besoins de la société sont si variés, la communication des hommes est si active, leurs intérêts sont si multipliés et leurs rapports si étendus, qu’il est impossible au législateur de pourvoir à tout. » (Portalis, discours préliminaire sur le projet de code civil) ?

 

[1] Tels la Circulaire du 17 avril 2020 explicitant l’ordonnance n° 2020-427 du 15 avril 2020, les fiches techniques et la foire aux questions mises en ligne sur le site du ministère de la justice.
[2] B. Plessix s’interrogeait en ces termes : « Encore et toujours des lois : nos dirigeants sont impayables et décourageants ; qui osera un jour lutter vraiment contre l’inflation textuelle, l’œdème législatif ? ».

 

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