Par Julien Jeanneney, Professeur de droit public à l’Université de Strasbourg.

Comment certains ont-ils pu croire à une disqualification de Donald Trump, plusieurs mois avant l’élection présidentielle ?

C’est l’effet d’une stratégie contentieuse finement déployée. Six mois avant la primaire du parti républicain dans l’État du Colorado, six électeurs de l’État du Colorado ont introduit, devant une juridiction de première instance de cet État, une requête contre Donald Trump et la secrétaire d’État du Colorado, Jena Griswold. Ils fondaient leurs prétentions sur la troisième section du Quatorzième amendement à la Constitution américaine, qui dispose que « nul […] n’exercera aucune fonction (hold any office), civile ou militaire, du gouvernement des États-Unis […], qui, après avoir prêté serment […] comme fonctionnaire (officer) des États-Unis […] de défendre la Constitution des États-Unis, […] aura pris part à une insurrection ou à une rébellion contre ces derniers, ou fourni aide ou secours à leurs ennemis ». Le texte précise, en outre, que le Congrès « pourra cependant, par un vote aux deux tiers de chaque Chambre, lever cette incapacité ».

Cette disposition était, selon les requérants, applicable à Donald Trump. En 2017, il a prêté serment de défendre la Constitution en devenant président – fonction assimilée par eux à la catégorie « fonctionnaire des États-Unis ». Le 6 janvier 2021, il aurait pris part à une « insurrection », en incitant la foule à mener un assaut contre le Capitole, où les parlementaires fédéraux examinaient, pour les certifier, les résultats de l’élection présidentielle qui s’était tenue deux mois plus tôt. En 2025, il lui serait impossible, dès lors, d’exercer de nouveau la fonction présidentielle. Ainsi demandaient-ils que fût déclaré inconstitutionnel le maintien de son nom sur les bulletins de vote imprimés dans la perspective de la primaire républicaine.

Acceptant de qualifier ses actes de « participation à une insurrection », au sens de cette disposition, cette juridiction du Colorado a néanmoins refusé de voir dans le Président un « fonctionnaire des États-Unis » – ce qui excluait, à ses yeux, qu’une telle disqualification fût prononcée en l’occurrence. Trois mois plus tard, la Cour Suprême du Colorado a jugé, à l’inverse, que le président était bien un « fonctionnaire » au sens de cette disposition. Il en a déduit que la secrétaire d’État du Colorado ne pouvait maintenir ce nom sur ces bulletins. C’était la décision contestée par Donald Trump.

Quelle est la position de la Cour suprême ?

La Cour suprême fédérale ne se prononce ni sur le comportement de Donald Trump lors de l’assaut contre le Capitole, ni sur sa qualification potentielle au titre de cette disposition constitutionnelle. Son raisonnement est le suivant. La troisième section du Quatorzième amendement n’est pas directement applicable : une norme aurait dû préciser les conditions de sa mise en œuvre et établir, en particulier, une procédure d’identification des individus susceptibles de subir une telle disqualification. Encore convient-il, poursuit-elle, de déterminer l’organe compétent pour adopter une telle norme.

Il existe de sérieuses raisons de penser, selon la Cour suprême, qu’il s’agit du Congrès fédéral. La disposition constitutionnelle aurait pu prévoir qu’elle était directement applicable, sans qu’une autre norme doive la préciser : elle ne le fait pas. Par ailleurs, elle habilite in fine le Congrès à lever la disqualification à une majorité qualifiée ; il serait cohérent, dès lors, que ce dernier soit également compétent pour fixer le régime applicable à cette disqualification. En outre, le Quatorzième amendement se clôt par une cinquième section habilitant le Congrès à « donner effet aux dispositions du présent article par une législation appropriée ». Enfin, le Congrès a déjà adopté – en 1870, pour une durée limitée – une loi prévoyant les conditions d’application de cette disposition constitutionnelle : si le Congrès en avait le pouvoir hier, pourquoi l’aurait-il perdu aujourd’hui ? Pour la Cour suprême, dès lors, la conclusion coule de source : le Congrès fédéral est l’organe compétent en la matière.

Une question subsidiaire se pose néanmoins : face à l’inertie du Congrès, la Cour suprême fédérale ne pourrait-elle pas reconnaître aux États fédérés une telle compétence ? L’hypothèse est écartée – à tout le moins, lorsque la disqualification porte sur une fonction fédérale, en l’occurrence la présidence. La Cour se fonde, pour l’affirmer, sur plusieurs indices. Le Quatorzième amendement est traditionnellement conçu comme limitant la compétence des États fédérés : il serait pour le moins hétérodoxe de lire sa troisième section comme confiant à ces derniers la faculté de faire obstacle à des candidatures à des élections fédérales. Par ailleurs, jamais un État fédéré n’a cherché à disqualifier sur ce fondement un candidat à une fonction fédérale après la guerre de Sécession. En outre, une telle hypothèse conduirait à faire peser de moindres contraintes sur les États fédérés que sur le Congrès fédéral. Enfin – et surtout –, en reconnaissant à tout État la faculté de bloquer toute candidature à l’élection présidentielle, alors même que les règles en matière électorale varient sensiblement d’un État à l’autre, on créerait un « patchwork » propre à susciter le « chaos » avant ou après la prochaine élection présidentielle.

Deux opinions « concordantes » – où les juges affirment leur accord avec la solution de l’arrêt, tout en s’opposant à tout ou partie du raisonnement le justifiant – appellent enfin l’attention. La première est signée par les trois juges progressistes de la Cour – Sonia Sotomayor, Elena Kagan et Ketanji Brown Jackson. Elles reprochent au raisonnement de la Cour d’en dire plus que ce qui était nécessaire pour répondre à la question qui lui était posée : au lieu d’affirmer simplement l’incompétence du Colorado, la Cour conditionne la possibilité d’appliquer, à l’avenir, cette disposition constitutionnelle à la seule adoption d’une loi du Congrès. Cela revient, semblent-elles dire entre les lignes, à protéger dans un avenir proche les « insurgés, traîtres à leur serment » (oathbreaking insurrectionist) – Donald Trump au premier chef.

Quant à la seconde opinion séparée, extrêmement brève, elle est signée par la juge conservatrice Amy Coney Barrett. En accord avec la position de fond de ses trois collègues, elle en dénonce cependant l’agressivité (stridency) : il convient, à ses yeux, de ne pas ajouter de l’huile sur le feu, dans un contexte tendu par la campagne présidentielle.

En somme, parce que le Congrès n’a pas agi et que la Cour suprême du Colorado a agi sans en avoir la compétence, Donald Trump ne saurait être disqualifié.

Pourquoi cette décision de la Cour suprême est-elle importante ?

Cette décision se singularise à plusieurs titres. Elle est rendue à l’unanimité, au terme d’une décision non signée (per curiam) – ce qui est peu courant et renforce son autorité. La Cour suprême y interprète une disposition constitutionnelle qui, en dépit de son ancienneté – plus de cent-cinquante ans –, n’avait guère eu l’occasion d’être appliquée depuis son entrée en vigueur. On imagine volontiers, par ailleurs, à quel point les conséquences potentielles de leur décision ont pu peser sur les membres de la Cour – un blocage de la candidature de Donald Trump aurait risqué de provoquer une vive violence à son encontre.

Par-delà son effet immédiat – neutraliser la décision de la Cour suprême du Colorado –, la décision contribue à immuniser la candidature de Donald Trump contre tout recours fondé sur la troisième section du Quatorzième amendement pendant les prochains mois : c’est ce que lui reprochent les trois juges progressistes.

À quoi s’ajoute ordonnance de la Cour suprême acceptant, quelques jours plus tôt, d’examiner un pourvoi formé par Donald Trump, qui la conduira à déterminer la portée de l’immunité présidentielle en matière pénale pour des actes commis dans l’exercice de ses fonctions : en pratique, cela devrait provoquer le report de l’éventuel procès de ce dernier au-delà de l’élection de novembre. Aucun obstacle constitutionnel ne semble plus peser, en définitive, sur la candidature de l’ancien président.