Par Nicolas Haupais, Professeur à l’Université Paris Saclay, Faculté de droit de Sceaux

Comment appréhender les frappes israéliennes (et américaines) sur le plan du droit international ?

Au regard du droit de recourir à la force (jus ad bellum) qui sera seul abordé ici, les questions posées sont d’un intérêt crucial mais finalement simples à résoudre. L’attaque israélienne visant le programme nucléaire du 13 juin n’est pas une nouvelle étape d’un conflit en cours, quand bien même les relations entre les deux protagonistes sont durablement détestables et l’emploi de la force entre eux déjà réalisé, mais bien le début d’une séquence nouvelle poursuivant un objectif certes annoncé mais jamais réalisé jusqu’à présent : la destruction du potentiel d’enrichissement nucléaire iranien et l’affaiblissement très appuyé de son programme, afin d’empêcher l’Iran de se doter de capacités militaires de cette nature. Il s’agit donc d’une action préventive destinée à faire face une menace « existentielle et imminente », d’après les autorités israéliennes,  mais jugée non immédiate par beaucoup, tant dans l’acquisition du dispositif que d’un éventuel emploi.  

L’emploi de la force armée d’un Etat contre un autre est régi par un texte central, et largement reconnu comme relevant des normes impératives (jus cogens), l’article 2 § 4 de la Charte des Nations unies qui la prohibe quand elle est dirigée « contre l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique de tout Etat, soit de toute autre manière incompatible avec les buts des Nations unies ». Les emplois licites, relevant donc de l’exception, de la force armée renvoient à deux hypothèses : l’autorisation, en vertu du chapitre VII de la Charte, du Conseil de sécurité de « prendre toutes les mesures nécessaires » et la légitime défense, prévue à l’article 51. C’est au regard de cette dernière hypothèse que la présente action israélienne doit être évaluée.

Israël ne prétend pas réagir à une agression dont il aurait été victime. Il veut se prémunir contre un risque futur. L’Iran ne serait pas un « faible », du point de vue stratégique, mais un « fou » à l’égard duquel la seule politique raisonnable serait de l’empêcher d’obtenir les moyens qui lui permettraient de commettre l’irréparable. Cette justification est de toute manière très difficile à admettre pour le spécialiste de droit international. Au-delà de l’établissement des faits (l’Iran se dote-t-il véritablement de capacités nucléaires explosives ? quelles sont ses intentions quant à un éventuel emploi contre Israël si tel est le cas ?), on notera le très large consensus parmi les internationalistes pour ne pas laisser de place à l’attaque préventive, tant elle est porteuse de risques d’excès qui minent le principe d’interdiction. Il convient à ce titre de noter que l’attaque du 13 juin renvoie à des précédents historiques, en particulier lorsque le réacteur Osirak situé près de Bagdad avait été détruit à la suite d’une très audacieuse opération aérienne menée en 1981, toujours par Israël. Cette action avait fait l’objet d’une appréciation très négative, au nom de l’inadmissibilité de la prévention. Les craintes suscitées par elle se sont d’ailleurs concrétisées en 2003 à l’occasion de la seconde guerre d’Irak, les menaces liées aux armes de destruction massive s’étant avérées ex post imaginaires et très largement fabriquées. Il convient également de noter que la question de l’attaque préventive a connu un regain d’intérêt avec la question du terrorisme. Les principes anciens (attaque possible uniquement face à une agression imminente et certaine) sont certes contestés. Mais ils ne sont pas remis en cause dans le droit positif.

La question du changement de régime est souvent évoquée comme un élément de légitimation de l’action israélienne. Qu’en est-il au regard du droit international ?

L’attaque israélienne s’inscrit évidemment dans un contexte régional et international très particulier et marqué par de très fortes tensions. Une perception commune dans les pays occidentaux amène à justifier l’intervention au nom du caractère incomparable des protagonistes. Israël a massivement fait référence à ce type d’argumentaire, pointant les violations massives des droits de l’homme commises par le régime iranien et sa dangerosité internationale. Au-delà, la question du régime iranien est perçue comme une question sécuritaire. Puisqu’il est intrinsèquement fanatique et hostile à Israël, le meilleur moyen de se prémunir est de contribuer à un renversement. Il n’est en effet pas question de mener une opération terrestre telle que celle menée en 2003 en Irak. Mais si l’opération menée pouvait affaiblir le régime au point de susciter des révoltes intérieures couronnées de succès, cela serait indiscutablement, pour Israël, l’acmé de la réussite entreprise.

Le droit international, et cela ne demande guère de développements, ne se reconnait pas dans une telle approche. Parce qu’il est souverain et que cette souveraineté est protégée par le droit international, chaque Etat dispose, comme l’a rappelé la Cour internationale de justice dans son arrêt du 27 juin 1986 (Activités militaires et paramilitaires des Etats-Unis au Nicaragua) du « droit fondamental de choisir et de mettre en œuvre comme il l’entend son système politique, économique et social ». Une attaque destinée à renverser un régime politique est clairement une utilisation de la force armée contre « l’indépendance politique » d’un Etat, au sens de la Charte. Et tous les Etats sont protégés contre les interventions extérieures sur leurs orientations politiques. Cela n’exonère certes pas l’Iran des violations incontestables de nombre de normes internationales, dans le domaine des droits de l’homme ou des actions hostiles menées contre Israël soit directement, soit par des proxys. Cela signifie seulement qu’un Etat n’a pas le droit unilatéralement de poser la question du régime politique des autres et d’intervenir militairement en conséquence. L’intervention humanitaire, désormais envisagée sous l’expression de « responsabilité de protéger », ne trouve guère de place dans le droit international actuel, dès lors qu’elle n’est pas inscrite dans la force légitimante et légalisante du Conseil de sécurité.

Les violations commises par l’Iran de ses obligations au regard du Traité de non-prolifération peuvent-elles constituer une justification de l’intervention israélienne ? 

L’argumentaire israélien est fondé sur l’inadmissibilité sécuritaire pour Israël de la possession par l’Iran de l’arme nucléaire. En filigrane apparait donc la question du TNP qui interdit effectivement à l’Iran de se doter d’une quelconque charge nucléaire explosive, sachant au demeurant que les capacités balistiques ne sont pas visées par le traité.

Il faut partir d’un principe essentiel, corollaire encore une fois de la souveraineté, et énoncé dans l’arrêt de la CIJ précité : « Il n’existe pas en droit international de règles autres que celles que l’Etat intéressé peut accepter, par traité ou autrement, imposant la limitation du niveau d’armement d’un Etat souverain, ce principe étant valable pour tous les Etats sans distinction ». En l’occurrence, l’Iran a bien, pour les armes nucléaires, renoncé à leur possession. Mais, quand bien même les faits allégués par Israël seraient exacts -un programme presque abouti va déboucher sur la possession imminente par l’Iran de l’arme nucléaire en contradiction du TNP-, cela ne lui donne pas le droit d’intervenir pour garantir son respect, pour deux raisons décisives.

La première est que, si le Conseil de sécurité est intervenu pour constater des manquements de l’Iran en matière de transparence de son programme nucléaire, il n’a jamais autorisé un quelconque Etat à intervenir militairement à l’appui de la constatation d’un manquement. Il a au contraire toujours très strictement veillé à contenir les sanctions dans un cadre pacifique. D’un point de vue technique, cela s’est traduit par la mention comme fondement desdites sanctions non du chapitre VII de la Charte dans son ensemble mais spécifiquement de son article 41 qui vise des mesures n’incluant pas l’emploi de la force armée. Cette exigence a été formulée par la Chine et la Russie comme conditions d’acceptation de la résolution proposée, à propos d’une crise dans laquelle les Etats-Unis et Israël se sont toujours déclarés disposés à intervenir militairement.

La seconde renvoie à la question du droit des traités. Il peut être tentant d’analyser la réaction israélienne comme une contre-mesure à une violation du TNP. Cette manière d’aborder les choses est doublement erronée. D’une part, Israël n’est pas partie audit traité. Donc il ne peut être considéré comme spécialement atteint par une violation et ne dispose pas du droit conféré à un Etat partie de réagir à une violation d’un traité international protégeant un intérêt collectif, ce qui renvoie à la problématique des obligations erga omnes inter partes. D’autre part, les contre-mesures ne peuvent pas porter atteinte à un certain nombre d’obligations pesant sur les Etats, et en particulier celle de ne pas recourir à la force. S’il y a sanction de la part de l’Iran, elle ne peut prendre une forme militaire.

Comment dès lors qualifier juridiquement l’action israélienne et par voie de conséquence celle des Etats-Unis ?

La réponse à cette question s’impose à partir des principes que l’on a énoncés. Non autorisée par le Conseil de sécurité, non justifiable au titre de l’article 51 de la Charte et du droit des traités, l’action désormais conjointe des Etats-Unis et de l’Iran est juridiquement une agression.

Évidemment, cela ne préjuge en rien de son éventuelle constatation. Le Conseil de sécurité s’est réuni après son déclenchement mais l’on conçoit qu’il ne puisse rien faire dans le cas présent. L’Assemblée générale n’est pas pour le moment réunie en session ordinaire. Et la virtualité de convoquer une session extraordinaire d’urgence n’a pas été concrétisée. Israël n’est par ailleurs pas partie au Statut de Rome créant la Cour pénale internationale et le crime d’agression est injusticiable pour ses ressortissants. C’est donc dans le champ de la doctrine et des prises de position individuelles des Etats ou des organisations internationales qu’une condamnation, ne dépassant pas le stade rhétorique, pourra se manifester. Notons seulement que la polarité occident/sud global ne peut être qu’exacerbée par un tel contexte.

Sur le plan juridique, telle est la situation et il s’est agi de raisonner ici sur des normes en vigueur. Certains dégagent une cohérence et une légitimité à la réaction israélienne en la plaçant sur le plan moral, politique ou en prenant le droit international non comme un ensemble de normes mais comme un système. Pour certains, la guerre est déjà effective entre Iran et Israël, le premier n’ayant jamais admis l’existence du second et visant ultimement à le détruire, et agissant par proxys tels le Hezbollah ou des régimes complices, et le second ne faisant que se défendre. Le droit international étant jugé par certains en plein effondrement, il serait alors possible de ne pas en respecter les prescrits. Cela n’est pas le lieu d’en discuter. Il suffit seulement de noter une massive pratique d’affranchissement du respect de la légalité internationale, au nom de « menaces existentielles » de diverses natures, de la part de la Russie, des Etats-Unis, d’Israël et d’autres encore. Au nom d’un réalisme étroit, on justifie la mise à l’écart du droit, perçu comme utopique et incapable de protéger les intérêts essentiels des Etats. Ces pratiques tendent à devenir banales pour certains acteurs. C’est un dévoiement, dont nul ne sait où il mènera, mais certainement pas à l’instauration d’une paix, fut-elle relative, dans le monde.