Déploiement d’armes nucléaires tactiques en Biélorussie : quelles conséquences ?
Par Nicolas Haupais – Professeur de droit public à l’Université d’Orléans
Vladimir Poutine a annoncé, dans le cadre d’un entretien à la télévision russe samedi 25 mars, le déploiement d’armes nucléaires tactiques en Biélorussie. Une annonce qui fait suite à la décision du Royaume-Uni de livrer à l’Ukraine des munitions à uranium appauvri.
Vladimir Poutine a annoncé, samedi 25 mars, le déploiement d’armes nucléaires tactiques en Biélorussie. De quoi s’agit-il ?
Les déclarations de V. Poutine n’aident guère à déterminer précisément de quoi il s’agit. Peu d’indications véritablement précises ont été données, sur le nombre d’ogives concernées, leur puissance, la nature des dispositifs concernés, les modalités pratiques de leur mise en œuvre. Mais l’on peut malgré tout cerner les contours de la décision prise par la Russie et la Biélorussie.
Le Président russe, pour la justifier, fait référence à la pratique occidentale au sein de l’OTAN, et sur laquelle il convient de s’aligner. Sur le territoire de cinq Etats membres de l’Alliance sont stationnées des ogives : Belgique, Pays-Bas, Allemagne, Italie et Turquie. Ces armes appartiennent aux Etats-Unis et restent, en temps de paix, sous leur contrôle exclusif. Il ne peut en être autrement sans violer un engagement fondamental, le Traité de non-prolifération. En cas de conflit, elles pourraient être installées sur des avions de certains membres de l’OTAN. On appelle cela du partage nucléaire (nuclear sharing). Il est intéressant de noter que V. Poutine évoque l’équipement de dix avions biélorusses et qu’A. Loukachenko a mentionné la formation de pilotes. Cela laisse penser que la Russie et la Biélorussie s’alignent sur les pratiques occidentales et qu’elles adopteront des comportements similaires. La décision intervient également au moment où la Finlande rejoint l’OTAN, ce qui rajoute, dans la perception russe, une nouvelle menace à ses frontières. La nucléarisation de la Biélorussie peut certainement être perçue comme une réponse à cette nouvelle donne.
Sur les armes en tant que telles, il est difficile de conjecturer, dans un domaine où les connaissances sont très parcellaires. La définition des armes tactiques, opposées aux armes stratégiques, fait d’elles des outils militaires dont une armée pourrait se servir dans le cadre d’une opération militaire. Les armes stratégiques s’inscrivent quant à elles dans la doctrine de la dissuasion et viseraient à empêcher un adversaire/ennemi de prendre l’initiative d’une attaque. On peut douter de la pertinence de cette distinction mais elle constitue une perception très commune dans le milieu militaire et des relations internationales. Quoi qu’il en soit, les armes tactiques renverraient à des armes de plus faible puissance que les armes stratégiques et dont le seuil d’emploi serait moins élevé que ces dernières. La faible puissance doit cependant être relativisée. Certaines auraient, en effet, une puissance estimée de quelques tonnes équivalent TNT, ce qui en feraient des armes ayant une capacité de destruction équivalente à des bombes non nucléaires. Mais on classe parfois, sans rigueur, parmi elles, des dispositifs nettement plus puissants, pouvant atteindre 100 kilotonnes. Pour mémoire, la bombe utilisée à Hiroshima a produit une puissance d’environ 15 kt…
On conçoit alors que l’utilisation de tels dispositifs représente une décision politique majeure, faisant de toute manière basculer n’importe quel conflit dans une nouvelle dimension. Rien n’est précisé par la Russie sur cette question. Elle laisse planer des ambiguïtés, clairement recherchées.
Ces armes sont-elles encadrées juridiquement ?
Elles le sont en réalité très peu et ont à peu près, pour des raisons diverses, toujours échappées à une régulation juridique. Il faut dire qu’elles se prêtent mal à des mesures de contrôle ou de vérification, parce que finalement faciles à cacher. Les grands traités ont plus largement concerné les armes dites stratégiques, plus puissantes et de plus longue portée. Les traités START, en particulier, laissent donc de côté les premières.
La présence envisagée par V. Poutine d’armes tactiques sur le sol de la Biélorussie est évidemment consentie par cette dernière. Il convient donc de déterminer si des engagements sont violés par cette décision, tant du côté russe que biélorusse. On peut envisager la question du Traité de non-prolifération des armes nucléaires (TNP), du 1er juillet 1968, auquel les deux Etats concernés sont parties. L’évaluation de la conformité est difficile à réaliser, faute de précisions sur les pratiques envisagées. Mais une précision faite par V. Poutine nous semble donner une très utile indication. L’équipement des dix avions se fera « sans violer nos engagements internationaux en matière de non-prolifération des armes nucléaires ». Cette remarque peut paraitre anodine ; elle ne l’est pas. Elle nous semble faire écho à la position de l’OTAN sur le partage nucléaire. Celui-ci avait commencé bien avant la conclusion du TNP. Quand les Etats membres de l’Alliance ont donné leur consentement à être lié par lui, ils ne comptaient absolument pas y renoncer. C’était pourtant problématique parce que le traité interdit à un Etat tel que les Etats-Unis de conférer à un Etat ne disposant pas de l’arme nucléaire un quelconque contrôle (article 1 et 2 du Traité) sur des armes nucléaires. Or, on l’a dit, il est envisagé que des avions non étatsuniens portent en cas de conflit des ogives leur appartenant. L’apparente violation n’en est pas une pour les Etats de l’OTAN. Pour eux, en cas de conflit, en particulier nucléaire, le TNP aura échoué et ne s’appliquera plus. Il sera donc loisible aux Etats de l’OTAN de porter des armes appartenant aux Etats-Unis. On peut imaginer que la Russie fasse la même chose, que des pilotes biélorusses soient formés pour utiliser des armes tactiques, que des avions biélorusses soient adaptés pour porter des ogives russes, qu’ils ne soient jamais équipés avec de telles armes tant qu’un conflit ouvert ne se déclare pas, et qu’ils le soient le jour où la situation dégénère. Calquer, du côté de la Russie, son comportement sur celui de l’OTAN permet de désamorcer des critiques trop virulentes.
La décision conjointe viole-t-elle des engagements spécifiques consentis par la Russie ou la Biélorussie ? Au moment de la dissolution de l’Union soviétique a été constituée une Communauté des Etats indépendants (CEI). Par une déclaration dite d’Alma-Ata du 21 décembre 1991, il a été convenu que les armes nucléaires resteraient sous un contrôle unique, celui de la Fédération de Russie. Seront respectées « les aspirations des uns et des autres au statut dénucléarisé et/ou neutre ». Ces dispositions ne semblent pas prohiber ce qui vient d’être décidé. Notons également que la Constitution biélorusse de 1994 disposait dans son article 18 que l’Etat s’engageait « à faire de son territoire une zone exempte d’armes nucléaires ». Cette disposition a été retirée de la constitution à la suite d’une révision opérée en 2022. La décision annoncée la semaine dernière était donc sans doute anticipée.
Dans quel contexte cette annonce s’inscrit-elle ? Pourquoi la Russie souhaite-t-elle déployer des armes nucléaires tactiques en Biélorussie ?
Le contexte est naturellement celui de la poursuite du maniement de la rhétorique nucléaire de la part de la Russie. Il s’agit d’affirmer la nécessité de rester à niveau par rapport à ce qui est de plus en plus nettement défini comme un ennemi, Etats-Unis et leurs vassaux de l’OTAN, dans la perception russe. Sur le plan militaire, beaucoup s’accordent à considérer que cette nouvelle donne ne changera pas grand-chose et qu’elle n’offrira pas réellement de nouvelles capacités militaires à la Russie. Sur le plan politique, elle est cependant très signifiante. La Biélorussie a longtemps, vivant à l’ombre d’un encombrant voisin, ménagé une position de relative neutralité et un certain équilibre.
Mais elle considère désormais que l’occident a soutenu des forces d’opposition, en particulier lors de la crise ouverte en 2020 par l’élection présidentielle controversée. La rupture est consommée avec l’Union européenne. Sans participer directement aux opérations militaires, la Biélorussie a laissé son territoire à la disposition de la Russie pour attaquer l’Ukraine et Kiev par le nord. Cette nucléarisation de la Biélorussie traduit son arrimage définitif à son voisin de l’est.
Certains commentateurs ont perçu la décision de la Russie comme une forme de chantage, une sorte de pression pour que les Etats-Unis cessent de pratiquer le partage nucléaire avec certains Etats de l’OTAN. On doutera que l’histoire prenne une telle direction. Si réaction de l’OTAN il devait y avoir, elle pourrait consister au contraire en un accroissement de la pression nucléaire tactique sur son flanc est. La Pologne, en particulier, a montré quelques signaux par lesquels elle manifestait son intérêt pour accepter sur son territoire des ogives. Les Etats-Unis semblent, pour le moment, très réticents. On conçoit ici qu’il s’agit d’un pas difficile à franchir. Cela étant, les comportements en matière militaire sont profondément mimétiques, les Etats s’alignant sur celui des autres pour soit se mettre à niveau -c’est l’argumentaire russe, tel que nous le comprenons-, soit pour prendre l’avantage, et ainsi de suite. La nucléarisation n’amènera pas forcément de changement du côté ouest mais peut aussi en constituer le catalyseur.
[vcex_button url= »https://www.leclubdesjuristes.com/newsletter/ » title= »Abonnement à la newsletter » style= »flat » align= »center » color= »black » size= »medium » target= » rel= »none »]En savoir plus…[/vcex_button]