Par Claude Klein – Professeur de droit public à l’Université hébraïque de Jérusalem

La réforme de la justice initiée par le gouvernement de Benjamin Netanyahou continue d’être l’objet de manifestations en Israël. Par ailleurs, le récent vote d’une mesure limitant les pouvoirs de la Cour suprême israélienne au sein de cette réforme a ravivé les protestations. Claude Klein, professeur de droit public à l’Université hébraïque de Jérusalem, nous propose un décryptage des aspects théoriques de cette réforme.

Dans quel contexte s’inscrit cette crise ?

La crise politique et constitutionnelle en Israël s’est déclenchée au retour de Benjamin Netanyahou à la tête du gouvernement (janvier 2023), elle commence à être connue. Comme on le relève, cette crise se concentre surtout sur une tentative de la coalition de droite au pouvoir de limiter considérablement les pouvoirs de la Cour suprême. Il est vrai que celle-ci, sous l’impulsion d’Aharon Barak (professeur nommé à la Cour en 1978 et devenu président de celle-ci en 1995 jusqu’à sa retraite à l’âge de 70 ans en 2006) est devenue une Cour activiste, certains parlant même d’un véritable « hyper-activisme ». Il suffira d’en donner pour illustration deux « moments » significatifs en droit public : la Cour suprême qui, selon le modèle du Commonwealth cumule les compétences en matière civile et en matière administrative (une dénomination équivalente au recours pour excès de pouvoir français, elle est, en général, compétente en premier et dernier ressort) a opéré une transformation quasi révolutionnaire sur deux points : d’un part, elle a supprimé l’équivalent de l’intérêt pour agir (standing), d’autre part, dans une formule qui lui a souvent été reprochée, le juge Barak a écrit, en 1984, « par nature, tout est susceptible d’être jugé », prenant ainsi le contre-pied de la célèbre théorie américaine de la justiciability, très lointain équivalent de celle des actes de gouvernement en droit français.

À tout cela s’ajoute évidemment la question constitutionnelle qui est l’objet principal de ce petit article et qui soulève d’épineux et passionnants problèmes théoriques. Pour bien les comprendre, il n’est pas inutile de rappeler brièvement le contexte dans lequel ces questions se sont posées. Créé en 1948, l’État d’Israël était supposé (par la Déclaration d’Indépendance du 14 mai 1948) élire une Assemblée constituante qui adopterait une Constitution. Cette Assemblée fut bien élue (janvier 1949) mais elle se sépara sans avoir mené à bonne fin sa fonction constituante, en lieu de quoi elle avait adopté une résolution (juin 1950) connue sous le nom de « résolution Harari » : celle-ci disposait que la Knesset préparerait une série de chapitres séparés appelés « lois fondamentales » et qui seraient réunis pour former la Constitution de l’État. À partir de 1958, la Knesset adopta effectivement des lois fondamentales (15 à ce jour en 2023). C’est ainsi que naquit une double problématique théorique : d’une part, la question du statut des lois fondamentales face aux lois « ordinaires » et, d’autre part, aujourd’hui la question du statut des lois fondamentales face au contrôle de constitutionnalité, en d’autres termes la Cour peut-elle contrôler ces lois, comme elle contrôle dorénavant les lois ordinaires.

Le statut des lois fondamentales face aux lois ordinaires : la question du pouvoir constituant.

Dès l’adoption de la première loi fondamentale, en 1958, fut posée la question de son statut (supérieur ou non à la loi ordinaire) et de ce fait, c’est la question du pouvoir constituant de la Knesset qui fut soulevée. Cette question fit l’objet de débats doctrinaux interminables : pour les uns, le pouvoir constituant de la Knesset avait disparu avec la dissolution de l’Assemblée constituante (qui avait changé de nom en s’appelant « Première Knesset »). La résolution Harari était considérée comme sans fondement. Pour les autres (dont le signataire de ces lignes), malgré le caractère problématique de cette « transmission du pouvoir constituant » celui-ci a bien été transmis. On ne pouvait évoquer le cas de la loi du 10 juillet 1940 dans la mesure où, en Israël, le pouvoir constituant avait été remis à l’Assemblée démocratique alors qu’en France, le pouvoir avait été transféré au Maréchal Pétain. Les discussions continuèrent bon train jusqu’à l’arrêt quasiment révolutionnaire du 9 novembre 1995 (Bank Hamizrahi) dans lequel une formation de neuf juges affirmait d’une part la supériorité des lois fondamentales sur les lois ordinaires et, d’autre part, sa propre compétence pour juger de la constitutionnalité des lois (un concours de circonstances malheureux a éclipsé cette décision que l’on peut considérer comme révolutionnaire puisqu’elle fut rendue cinq jours après l’assassinat du Premier Ministre Rabin). La théorie du transfert valide du pouvoir constituant était adoptée par la plupart des juges  Depuis cet arrêt, 22 lois ont été censurées au total. Il semble que, de manière générale, cette fonction est désormais admise par la classe politique, qui tente cependant un ultime remède pour faire face à cette censure : adopter une clause qui permettrait à la Knesset de surmonter l’annulation d’une loi en la votant à nouveau à une certaine majorité]. Cette clause de contournement existe dans quelques pays (au Canada). Il n’est pas certain que cela soit possible en Israël, d’autant plus qu’il avait été question d’un contournement à une majorité de 61 voix (sur les 120 que compte la Knesset). Il n’est pas évident que le Gouvernement parvienne à écarter cette menace d’annulation par la Cour pour toutes les lois qu’il envisage, c’est la raison pour laquelle il essaie une autre piste : celle qui consiste à qualifier et à présenter ces nouvelles lois prévues de lois fondamentales en excipant de l’incompétence de la Cour devant ces lois qui se situent à un degré normatif supérieur : d’où la nouvelle étape de la bataille théorique.

La Cour suprême peut-elle écarter une loi fondamentale pour inconstitutionnalité ?

Pour qui suit les développements de la théorie moderne, cette question est l’une de celles qui commencent à émerger dans beaucoup de pays. Certains pays ont introduit des limites explicites au pouvoir de révision (en Allemagne, au Portugal, en Norvège) alors que dans d’autres se pose la question de savoir s’il y a des limites implicites (selon une théorie proposée par Carl Schmitt) qui autoriseraient l’organe chargé du contrôle de la constitutionnalité de censurer des amendements considérés comme « inconstitutionnels ». Cette question se pose maintenant en Israël très directement : la première des lois adoptées dans le cadre du programme de la droite a traité d’un cas d’ouverture des recours devant la Cour, (l’équivalent des recours pour excès de pouvoir). Il s’agit de la « raisonnabilité » : en d’autres termes, la Cour suprême peut annuler une décision qu’elle considère comme non-raisonnable. C’est le cas notamment pour des nominations à certains postes importants (y compris la nomination d’un ministre condamné à plusieurs reprises et qui fut annulée par la Cour). Ce cas d’ouverture est apparu d’abord au Royaume-Uni et existe dans un certain nombre de pays. Le Gouvernement a réussi à faire voter une loi qui techniquement est un amendement à la loi fondamentale sur le pouvoir judiciaire Il s’agit précisément de la suppression du cas d’ouverture de non-raisonnabililité.  La Cour suprême a été saisie et devrait rendre sa décision en septembre.

 Dans quelques affaires jugées dans le passé, la Cour avait indiqué qu’elle n’excluait pas une telle intervention dans des cas extrêmes. À cette occasion, elle a utilisé le terme de « mauvais usage du pouvoir constituant », véritable équivalent de la notion de détournement de pouvoir. Cette analyse est renforcée par le fait que les lois fondamentales ne suivent aucune procédure particulière hormis la majorité de 61 voix que tout gouvernement obtient sans problème puisque c’est le chiffre de la majorité absolue sur laquelle repose toute coalition. Le nombre de recours de ce type est maintenant élevé et les résultats de cette analyse théorique et pratique sont attendus avec le plus grand intérêt.

Quelle pourrait être l’issue de cette confrontation avec la Cour suprême ?

Au jour même où ces lignes sont écrites (3 août 2023), une formation de 3 juges examine la recevabilité d’un recours contre une loi (en forme de loi fondamentale), qui porte sur la voie menant à une déclaration d’incompatibilité de fonctions à l’encontre du Premier ministre. La grande question est de savoir si le gouvernement qui rejette la compétence de la Cour en cette matière s’y plierait néanmoins. Dans le cas contraire, certains commentateurs se posent la question : à qui obéirait la police ?