Par Aurélia Devos,  Présidente de la 5e chambre du tribunal judiciaire de Lille

Propos recueillis par Daphnée Breytenbach, journaliste

Vous commencez votre livre par ces mots : “Écrire un livre n’est pas naturel pour un magistrat. La justice se raconte peu. Avare de mots en public, elle se préfère discrète.” Pourquoi ?

Le magistrat ne se représente pas lui-même. Il représente l’institution. C’est bien pour ça qu’il porte une robe, d’ailleurs. Il n’est pas lui-même, il rend la justice au nom du peuple français. Donc il n’a aucune raison, à mon sens, de se mettre en avant. La justice est discrète, aussi, parce qu’elle a une culture de confidentialité et c’est bien normal. 

En quoi consiste le “Pôle crimes contre l’humanité, crimes et délits de guerre”, créé en 2012 et que vous avez dirigé pendant dix ans ?

Ce pôle a été créé afin de sanctuariser, au sein de l’institution judiciaire, une unité rassemblant des procureurs et des juges d’instruction spécialisés en matière de crimes contre l’humanité, de crimes et de délits de guerre, afin qu’ils puissent se consacrer pleinement à ce contentieux. Ces sujets nécessitent d’investiguer avec patience, d’absorber les contextes aussi. Il faut devenir des spécialistes du sujet et avoir le temps, effectivement, de mener les enquêtes à bien. 

Pourquoi créer ce pôle, si la Cour Pénale Internationale existe déjà ?

Ils sont complémentaires. La Cour pénale internationale ne peut pas embrasser toutes les situations, ni toutes les responsabilités. Elle va se concentrer sur les plus hauts dignitaires. La juridiction nationale, quant à elle, a tout son rôle à jouer pour ses ressortissants, qu’ils soient victimes ou auteurs, y compris les entreprises, mais aussi pour ceux qui viendraient se réfugier en France après avoir commis de tels crimes. 

Les premiers procès pour crimes de génocide en France ont pu se tenir grâce à la compétence universelle des juridictions françaises. Pourriez-vous nous expliquer en quoi cela consiste ?

Elle consiste dans le fait de pouvoir poursuivre des auteurs de nationalité étrangère qui ont commis des faits à l’étranger sur des victimes étrangères, avec plus ou moins de lien de rattachement avec le territoire français : soit la présence sur le territoire national, pour un certain nombre de crimes, soit la résidence habituelle. 

Comment expliquer que ces personnages viennent se réfugier en France ? Ne sont-ils pas conscients qu’ils risquent de se retrouver devant la justice ?

Peut-être un petit peu plus maintenant qu’il y a dix ans… Mais en réalité, quand vous avez commis de tels crimes, vous avez presque toujours un sentiment d’invulnérabilité, une certaine idée de l’impunité. Et puis surtout, vous fuyez un endroit où les conséquences seront certainement pires pour vous. 

Pour vous, tout a commencé avec le Rwanda… 

Le pôle a été créé à cause de l’accumulation des dossiers relatifs au génocide des Tutsis au Rwanda. Cet empilement sur le bureau des juges d’instruction devenait problématique, parce qu’ils étaient saisis par ailleurs de nombreux autres dossiers de droit commun et qu’ils ne pouvaient pas enquêter correctement. C’est ce qui a impulsé la création du Pôle crimes contre l’humanité, crimes et délits de guerre. Très rapidement, nous nous sommes penchés sur d’autres situations. La Syrie, bien sûr, mais aussi le Libéria, le Tchad, la Côte d’Ivoire, la Centrafrique ou encore la République démocratique du Congo. 

Aujourd’hui, certains dossiers attendent toujours leur jugement. Un sixième procès vient de s’ouvrir en France, celui de l’ancien médecin rwandais Sosthène Munyemana, accusé d’avoir participé aux massacres commis en 1994. Que lui reproche-t-on ? Aviez-vous enquêté sur lui ?

On lui reproche d’être complice de crimes contre l’humanité et de crimes de génocide, dans son secteur de Tumba. Il aurait des liens avec des massacres qui ont eu lieu à proximité de sa maison. J’ai participé à ce dossier dans le sens où j’accompagnais les juges d’instruction dans certains de leurs déplacements. Mon premier déplacement au Rwanda avait d’ailleurs pour but d’enquêter sur Sosthène Munyemana, mais c’est mon collègue Nicolas Peron qui a, comme on dit, « réglé » ce dossier, c’est-à-dire sollicité du juge d’instruction son renvoi devant la cour d’assises. Il est aujourd’hui l’un des avocats généraux en charge de l’accusation. 

Vous faites face à un revirement de la justice française à l’époque de la guerre en Syrie, car la loi française impose alors ce que l’on appelle la “double incrimination”. De quoi s’agit-il ? 

En réalité, ce critère existait depuis 2010. Il expliquait dans le texte que les faits dont l’intéressé était accusé devaient être punissables à la fois par la loi française et par celle du pays où ils avaient été commis, ou par l’Etat de nationalité de l’auteur présumé. Si l’État en question n’avait pas ratifié le statut de Rome (un traité international adopté en 1998 établissant les fondements légaux et les compétences de la Cour pénale internationale pour poursuivre les crimes de guerre, crimes contre l’humanité, génocides et crimes d’agression, CQFD), l’assurance qu’ils puissent être punis suffisait quelle que soit la qualification exacte, selon notre interprétation et la teneur des travaux parlementaires. 

Le 24 novembre 2021, la Cour de cassation dit que cette double incrimination doit s’interpréter de manière restrictive et qu’il faut que les crimes contre l’humanité soient poursuivis comme tels dans l’autre État… Ce qui vide de sens le texte de la compétence universelle puisque, par exemple en Syrie, ce n’est pas le cas. Le revirement intervient le 12 mai 2023. L’assemblée plénière, sollicitée par le procureur général de la Cour de cassation de l’époque, François Molins, revient à l’interprétation qui avait été la nôtre pendant dix ans. C’est-à-dire que l’important, c’est que les faits soient punissables, quelle que soit la qualification de ces derniers. La décision émanant de l’assemblée plénière, elle s’impose aux juridictions. Ce n’est pas une décision fragile, on ne peut plus revenir dessus.

Concernant la Syrie encore, vous dites que c’est l’histoire d’un basculement, parce que vous étiez face à des crimes en cours, commis par les représentants d’un régime actif…

C’est effectivement un basculement pour le pôle. Parce qu’il doit se confronter à des crimes qui sont en train d’être commis, avec un réel sentiment d’urgence. Urgence à enquêter, urgence à collecter des preuves, urgence à lancer des poursuites. Mais c’est aussi l’histoire d’un basculement personnel face à l’horreur. La concomitance de nos enquêtes avec l’actualité, le manque de moyens, la gravité des faits que l’on apprend jour après jour est insoutenable. Je l’ai ressenti comme un véritable combat. 

Vous rencontrez de très nombreuses victimes, entendez des centaines de témoignages d’une saisissante violence… Comment reçoit-on ces confessions ? 

Il y a des moments compliqués pour les enquêteurs, pour nous, des témoignages qui nous touchent plus que d’autres. On imagine toujours le magistrat comme un être non vulnérable. C’est d’ailleurs comme ça que lui aussi veut se présenter. En réalité, c’est un être humain qui recueille plus ou moins facilement cette parole. Alors on apprend, on trouve des outils. Le travail d’équipe est très important, car l’échange permet de limiter les séquelles. On travaille aussi avec des psychologues, des psychiatres, notamment ceux de l’association « Traces », qui prend en charge des victimes de crimes de masse et les accompagne. Ils ont pu nous aider à décrypter les témoignages, à les recevoir. Ils ont écouté ce que les enquêteurs et les magistrats avaient à dire sur leur ressenti. Avoir un lieu pour l’exprimer a été très bénéfique. 

Sur les violences sexuelles, vous dites qu’elles présentent des spécificités. Est-il nécessaire de former juridiquement et psychologiquement les enquêteurs et les magistrats ?

Oui, absolument. C’est tout à fait spécifique. On sait très bien que les violences sexuelles, de manière générale, sont des crimes qui sont très difficiles à évoquer. Beaucoup de victimes ne souhaitent pas en parler. C’est vrai en droit commun, c’est vrai aussi dans le quotidien. Et ça l’est encore plus dans le cadre des crimes de masse. On va évoquer la perte d’un enfant, le massacre de sa famille, les tortures subies. Mais les violences sexuelles sont passées sous silence. Ça nous oblige à nous former pour comprendre entre les lignes que les faits ont existé, pour aller chercher les victimes sur ce terrain-là, afin qu’elles puissent s’exprimer. Certains hommes ont également été victimes de violences sexuelles au milieu d’autres tortures, avec un objectif d’humiliation évident. Pour eux, le tabou est encore plus difficile à dépasser. 

L’autre problème, c’est qu’une fois la parole recueillie, il est très difficile d’en démontrer la réalité. La victime ne sait pas qui a commis ces actes. Ce sont des groupes, des événements collectifs. Elle ne peut pas désigner telle ou telle personne. Donc on va utiliser le concept de responsabilité des supérieurs hiérarchiques, afin de poursuivre ceux qui commandent les unités. Pour toutes ces raisons, il faut des formations spécifiques. Elles n’existent pas encore. On a dû se former nous-mêmes, aller au-devant de certains professionnels pour pouvoir avancer sur ce terrain. 

Des criminels de guerre immigrent en France et se voient offrir l’asile politique. Comment lutter contre l’ignorance de nos institutions sur certaines situations géopolitiques, sur des parcours qui devraient attirer notre attention ?

En écrivant un livre… Plus sérieusement, je crois qu’il faudrait créer une plus grande synergie, une plus grande communication, à la fois interministérielle et entre les différentes institutions, comme on a pu le faire pour la criminalité organisée ou pour la lutte contre le terrorisme. Je crois qu’on peut imaginer une telle synergie pour les crimes contre l’humanité et pour les crimes de guerre. Ils sont les plus graves. Il y a quelque chose de systémique. 

C’est la fameuse révolution copernicienne que vous appelez de vos vœux dans la conclusion de votre ouvrage ?

Oui. Que tout cela ne dépende plus seulement des individus qui vont investir et s’engager, mais que cela devienne structurel…

À l’inverse, vous donnez l’exemple de témoins qui peuvent être en danger sur le sol français ou ailleurs en Europe, notamment cet homme rwandais vivant dans un village suédois, à des milliers de kilomètres de Kigali, qui est toujours terrorisé. Leur sécurité peut-elle être en danger, même ici ?

Bien sûr. Je pense évidemment aux Rwandais, mais aussi aux Syriens ou à d’autres nationalités. Une famille réfugiée au fin fond du Canada peut tout à fait rester terrorisée, avoir peur qu’on ne vienne la rechercher depuis l’Irak, par exemple. Les témoins sont visés pour ce qu’ils sont. Cette peur ne les quitte pas. 

Vous qui êtes du côté de la justice rendue, que pensez-vous des démarches telles que les commissions de Vérité et Réconciliation de Nelson Mandela en Afrique du Sud, à la fin de l’apartheid ? 

Je n’opposerai pas du tout les deux processus. Pour moi, ce sont des démarches complémentaires. Les initiatives telles que les commissions de Nelson Mandela participent d’une justice transitionnelle qui s’applique à un instant T, généralement juste après le conflit. Ce sont des mécanismes qui sont aussi là pour rétablir le lien social, pour écrire une histoire commune, une histoire collective entre les auteurs et les victimes. Raconter ce qui s’est passé, donner des réponses, expliquer pourquoi de telles choses sont arrivées, dire parfois tout simplement où sont les corps. Ce cadre-là, où le risque de condamnation pénale n’existe pas, permet de libérer la parole. Le temps de la justice, lui, arrive souvent beaucoup plus tard. 

Vous écrivez qu’il y a un véritable besoin de droit, d’objectiver le discours politique et diplomatique, de définir les actes, notamment avec la situation au Proche-Orient. Pourtant, le temps de la justice et de l’analyse n’est pas celui de la politique…

Définir des qualifications ou des responsabilités dans un temps politique ou médiatique qui est celui de l’immédiateté n’est non seulement pas opportun, mais surtout impossible. Le temps judiciaire, lui, démarre désormais non pas après, mais bien pendant ce temps politique et médiatique. La justice est de plus en plus précoce. Mais ça ne veut pas dire qu’elle ne va pas prendre le temps de l’enquête et de l’analyse. On constate souvent, en réalité, que le temps de la justice va se poursuivre, alors que les projecteurs sont déjà braqués ailleurs. Tout l’enjeu, c’est de maintenir l’effort judiciaire et la volonté politique malgré tout, afin que la justice aboutisse. 

Un magistrat est-il en mesure de commenter ce qui se déroule actuellement au Proche-Orient ?

Non. Il a les outils pour expliquer quels sont les cadres juridiques, quelles sont les qualifications et comment on peut définir tel ou tel concept. Mais porter des conclusions, non, c’est évidemment prématuré. 

Vous dénoncez dans le livre le manque de moyens de justice, notamment celui du pôle, et parlez d’une grande solitude…

De manière générale, la justice en France manque de moyens. Mais évidemment, dans ce domaine-là précisément, c’est quand même quelque chose d’assez criant. Trois juges d’instruction travaillaient en septembre 2012 sur une vingtaine de dossiers. Aujourd’hui, ils sont toujours trois mais pour plus de 80 dossiers ! Les procureurs, eux, sont aujourd’hui cinq, bientôt six au pôle crimes contre l’humanité. On est bien loin du nombre nécessaire. Quant aux enquêteurs, c’est encore pire, puisque moins de quinze d’entre eux se consacrent aux 180 enquêtes qui leur sont dévolues, sur des dossiers évidemment titanesques. 

La France a voulu que seuls les crimes contre l’humanité bénéficient d’une imprescriptibilité, à l’inverse du droit international, où les crimes de guerre sont eux aussi imprescriptibles. En droit français, ces derniers sont prescrits par trente ans. Pourquoi ?

On est toujours le fruit de son histoire. Et la nôtre, évidemment, c’est aussi le crime contre l’humanité. En France, il y a eu une très forte volonté du législateur de ne pas le banaliser. L’idée, c’est qu’il doit être considéré et vu comme le crime ultime. C’est la raison pour laquelle il doit être le seul à bénéficier de l’imprescriptibilité. 

D’ailleurs, vous évoquez cet avocat ayant déposé plainte contre X pour des faits commis à Marseille en 1943, lorsque des personnes ont été raflées dans les quartiers du Vieux-Port par la Gestapo et la police française, alors dirigée par René Bousquet. Où en est cette affaire ?

À ma connaissance, c’est toujours en cours. Les recherches dans les archives ainsi que celles sur les différents membres des groupes qui ont pu participer à cet événement sont évidemment très longues. Ensuite, il faut vérifier si les protagonistes sont encore en vie. En Allemagne, des procès se sont tenus encore très récemment pour des personnes qui avaient travaillé dans les camps de concentration et d’extermination. On entrait très tôt dans certaines unités allemandes, parfois à 14 ou 15 ans. Bien sûr, c’est une part très réduite. Mais on ne peut pas présumer que tout le monde soit mort. 

Je crois surtout qu’il faut cesser de considérer la lutte contre les crimes contre l’humanité comme une menace pour nos relations politiques ou diplomatiques. En réalité, ces risques sont des épiphénomènes. Il y a quelque chose que la France porte avec une grande sincérité sur la scène internationale : le combat contre l’impunité. Cette révolution impliquerait qu’on inscrive véritablement cet engagement comme l’une de nos priorités judiciaires.