Corruption en Moldavie : ce que cache l’effacement illégal des Notices rouges d’Interpol
Interpol a décelé une utilisation abusive de son système consistant en la suppression illégale des Notices rouges par les autorités moldaves. La situation a déclenché une vaste « opération anticorruption » visant les fonctionnaires moldaves accusés de corruption en échange de la suppression des Notices rouges Interpol. Cette situation crée un doute sur la fiabilité technique du système Interpol que les États membres pourraient exploiter et soulève ainsi des questions fondamentales relatives à la coopération policière et judiciaire internationale.
Par Kamalia Mehtiyeva, Agrégée des facultés de droit, Professeur à l’Université Paris-Est Créteil
Le 6 juin dernier, l’Organisation internationale de police criminelle (Interpol) a publié un communiqué de presse faisant état de l’utilisation abusive de ses systèmes par les autorités moldaves. De quoi s’agit-il ?
Interpol a détecté une utilisation abusive de la part du Bureau Central National de Moldavie tendant à bloquer ou à supprimer les Notices rouges. Pour comprendre le sens de cet incident ainsi que son ampleur, il convient de préciser que les Notices rouges sont des demandes adressées aux services chargés de l’application de la loi du monde entier à l’effet de localiser une personne et de procéder à son arrestation provisoire dans l’attente de son extradition, de sa remise ou d’une mesure similaire conforme au droit. Les Notices rouges sont fondées sur un mandat d’arrêt délivré par les autorités compétentes du pays membre à l’origine de la demande ou sur une décision de justice rendue par ces mêmes autorités. Elles contiennent essentiellement des données sur l’identité de la personne recherchée ainsi que des informations sur l’infraction pour laquelle cette personne est recherchée. Il s’agit donc d’un acte essentiel de la coopération policière internationale. Cette dernière repose sur l’entraide des États membres d’Interpol (196 États) via les canaux de l’Organisation et dont les Bureaux Centraux Nationaux (« BCN ») constituent le pilier essentiel. Ainsi, c’est par le biais de son BCN qu’un État membre d’Interpol s’adresse à l’Organisation afin d’obtenir l’émission d’une Notice rouge contre une personne recherchée par cet État (« l’État requérant ») C’est également le BCN de l’État requérant qui est l’interlocuteur de la Commission de contrôle des fichiers d’Interpol (« CCF ») lorsque l’intéressé forme un recours devant la Commission pour contester la conformité de la Notice rouge aux règles d’Interpol.
Un effacement de la Notice rouge ne peut avoir lieu qu’à l’issue d’un recours porté par le requérant devant la CCF, seule compétente pour contrôler la conformité de ladite notice aux règles d’Interpol. Cet effacement est donc le résultat d’une procédure juridictionnelle et ne peut intervenir de façon discrétionnaire à l’initiative des BCN et à l’insu de la Commission de contrôle des fichiers ni du Secrétaire général d’Interpol. Or, c’est ce qui s’est passé dans cette affaire en Moldavie où des fonctionnaires sont suspectés d’avoir été corrompus pour abuser de leur pouvoir d’accéder aux fichiers d’Interpol depuis le Bureau Central National à Kichinev afin d’effacer les Notices rouges.
Qui est chargé de l’enquête pénale et quelles sont les perspectives d’une enquête commune de la part des autorités de différents États ?
Cette effraction dans le système Interpol est inédite et grave pour la coopération policière internationale reposant sur les principes de bonne foi des États et de confiance dans le système Interpol. Les notices rouges effacées de façon illégale par les fonctionnaires moldaves concernent potentiellement les personnes recherchées par d’autres États. La coopération aussi bien juridique que technique de la part de la communauté des États est nécessaire aussi bien pour révéler les faits, mener une enquête, ainsi que pour réfléchir sur la manière dont il convient de remédier aux défaillances du système informatique d’Interpol.
En ce qui concerne la révélation de l’intrusion illégale dans le système Interpol, cette dernière a été le fruit d’une opération véritablement multinationale. Ainsi, les spécialistes de la cybercriminalité de la National Crime Agency britannique ont analysé un grand nombre d’appareils numériques et plusieurs téraoctets de données durant leur enquête, et ont fourni des preuves essentielles au soutien de la journée d’action en Moldavie, au cours de laquelle des mandats de perquisition ont été exécutés dans tout le pays. Par ailleurs, le FBI, les services de renseignement américains, la Guardia civil espagnole et Eurojust ont mis en œuvre les moyens pour identifier l’origine du détournement des Notices rouges.
Quant à l’enquête conjointe pénale en cours, elle est menée par les autorités des différents États, dont les autorités moldaves au premier chef, territorialement compétentes pour enquêter sur les faits de corruption. Cependant, l’affaire dépasse les faits de corruption qui visent à détourner le système global d’Interpol. Ainsi, des magistrats français du Parquet national financier participent également aux perquisitions menées en Moldavie.
Quel effet la révélation de ces faits criminels pourrait-elle avoir sur la coopération internationale ?
L’effacement illégal des Notices rouges Interpol pourrait avoir un effet néfaste aussi bien sur la coopération policière au sein du système Interpol que sur la coopération judiciaire internationale. S’agissant de la coopération policière, c’est tout à la fois la légitimité politique de l’organisation internationale et sa fiabilité technique qui sont remises en cause. Quant à la légitimité politique de l’Organisation, si son rôle essentiel dans la lutte contre la criminalité transnationale est indéniable, les abus de la part des États membres dans l’émission des Notices rouges ont souvent été dénoncés par les défenseurs des droits de l’homme. Si le système Interpol ne permet pas toujours de prévenir les abus de la part des États membres de l’Organisation, il dispose en revanche d’un mécanisme interne correcteur. Il s’agit de la possibilité de former un recours contre la Notice rouge devant la Commission de contrôle des fichiers d’Interpol. Or, les faits de corruption révélant la possibilité des BCN de s’introduire dans le système Interpol et d’effacer des mandats d’arrêt trahissent une porosité juridique du système Interpol compromettant gravement la légitimité de cette organisation.
La fiabilité technique d’Interpol soulève également des doutes dans la mesure où l’opération illégale met en lumière la possibilité des Bureaux Centraux Nationaux des États qui ne sont pas à l’origine de la demande des Notices rouges en question non seulement d’accéder aux Notices rouges et à toutes les données personnelles que ces notices contiennent, mais également de les modifier, voire de les effacer.
Quant à l’incidence du détournement du système d’Interpol sur la coopération judiciaire internationale, elle ébranle nécessairement les principes essentiels inhérents à la coopération judiciaire internationale et notamment celui de la confiance mutuelle, fondatrice de la reconnaissance mutuelle des décisions judiciaires au sein de l’espace judiciaire européen. Soulignons à cet égard que le 25 juin dernier, l’Union européenne a ouvert les négociations d’adhésion avec la Moldavie à la suite de la décision du Conseil européen des 14 et 15 décembre 2023, ce qui oblige la Moldavie à respecter les valeurs énumérées à l’article 2 du traité sur l’Union européenne, notamment l’État de droit et le respect des droits de l’homme.