Par Laurent Trigeaud, Maître de conférences à l’université Paris Panthéon-Assas, directeur adjoint du Centre Thucydide

Israël et le Hamas sont-ils chacun tenus de protéger les civils lors de leurs opérations militaires ?

Malgré la haute intensité qui le caractérise, ce conflit oppose de manière asymétrique Israël et le Hamas, mouvement salafiste créé en 1987 et qui défend la destruction d’Israël par des moyens relevant du terrorisme. Selon les classifications propres au droit des conflits armés, il s’agit en cela d’un conflit armé « non international », i.e. non inter-étatique, néanmoins soumis aux principes fondamentaux du droit des conflits armés, autrement appelé droit international humanitaire. Ces « lois de guerre », parmi lesquelles compte la protection des civils, s’imposent indistinctement à l’ensemble des belligérants, en l’espèce :

  • Le Hamas et le Djihad islamique palestinien, deux groupes armés organisés terroristes particulièrement actifs à Gaza et qui mènent ici de concert des opérations de nature militaire. Le caractère non-étatique de ces deux groupes affidés à l’idéologie des Frères musulmans ne les exempte pas de l’obligation d’appliquer les règles du droit humanitaire, celles-ci étant opposables aux forces armées étatiques mais aussi, dans le cadre des conflits armés asymétriques, aux groupes armés organisés.
  • Les forces armées israéliennes qui, dans leur contre-attaque, sont tenues de respecter l’ensemble des normes humanitaires la liant, qu’elles soient conventionnelles (convention IV de Genève relative à protection des personnes civiles en tant que guerre, de 1949) ou coutumières. Israël n’est pas dispensée du respect de ces normes protectrices du seul fait qu’elle est en position de légitime défense et donc de riposte, pas plus qu’elle ne l’est du fait de la violation de ces mêmes normes par l’adversaire : que le Hamas soit l’agresseur et qu’il emploie des moyens terroristes n’y change rien, le droit des conflits armés s’impose à elle « en toutes circonstances », sans exception ni condition de réciprocité.

Quelle est l’étendue de la protection due aux civils en temps de conflit armé ?

Le droit des conflits armés pose un ensemble de règles protectrices pour les civils, qui astreint les belligérants aussi bien lors la conception des attaques qu’au cours de leur réalisation. En particulier :

  • Il est interdit de viser délibérément les civils, comme on le vit lors des attaques à la roquette par le Hamas, frappes volontairement conçues pour atteindre les populations et infrastructures civiles, ou pendant les attaques dirigées intentionnellement contre les populations civiles des kibboutz.
  • Certaines pratiques plus spécifiques sont interdites, telles la prise d’otage de civils ou l’utilisation de boucliers humains, deux pratiques habituelles du Hamas, qui s’est adonné à des exactions d’une extrême cruauté le 7 octobre dernier (éventration de femmes enceintes, décapitations de bébés…)
  • Le siège ou le blocus d’une localité ou d’une zone ne saurait empêcher l’accès des populations civiles aux secours humanitaires.

Par précaution, les parties au conflit doivent vérifier constamment que leurs actions offensives ou défensives ne mettent pas en péril les civils. Ainsi l’assaillant doit-il, dans la mesure du possible, avertir les populations civiles de l’attaque, ce qui peut dans certains cas exposer ces mêmes populations à d’autres dangers, venant par exemple du départ précipité d’habitants sans solution de repli, voire de la méthode même d’avertissement utilisée. D’autre part, tout belligérant doit se garder de se positionner à proximité d’habitations ou d’infrastructures civiles afin de ne pas les exposer aux conséquences des attaques dont il pourrait faire l’objet, comme le fait dangereusement le Hamas en dissimulant ses infrastructures (tunnels, caches d’armes, etc.) au cœur du réseau urbain de la ville de Gaza.

Les personnes et bâtiments civils ne peuvent-ils donc jamais être visés par les belligérants ?

Toute l’économie du droit des conflits armés repose sur la recherche d’un équilibre entre nécessité militaire et nécessité humanitaire. Ainsi, bien que les civils soient protégés des attaques, il n’y a là qu’une règle à portée générale et qui souffre de deux exceptions importantes :

  • Un civil décidant de prendre les armes et de participer directement aux hostilités perd le bénéfice de sa protection : il devient alors une cible légitime pour l’adversaire. L’affaire est délicate car la frontière est souvent mince entre participation directe aux hostilités et participation indirecte aux hostilités, dans laquelle le civil continue d’être protégé des attaques. Une famille gazaouie qui abrite des combattants ou des armements du Hamas participe-t-elle directement ou indirectement aux hostilités ? De même, si les bâtiments civils ont qualité pour être protégés des attaques, ils peuvent à leur tour devenir des objectifs militaires lorsque que leur usage civil est converti à des fins militaires par l’un des belligérants. Gaza est malheureusement familière de cette situation où le Hamas utilise des infrastructures civiles (par exemple, des écoles utilisées en caches d’armes) dans le but de contraindre l’adversaire à la retenue.
  • De manière indirecte, les civils peuvent être les victimes « collatérales » de frappes visant des biens valablement désignés comme objectifs militaires. Malgré sa très forte aspiration humanitaire, le droit des conflits armés n’interdit pas le phénomène des victimes par incidence mais le tempère en posant un critère de stricte proportionnalité par rapport à l’avantage militaire obtenu. Là encore se situe pour Israël le piège tendu par le Hamas : la force logistique de ce dernier vient principalement de sa capacité de dissimulation, dissimulation favorisée par un réseau de tunnels urbains contre lequel seules des armes à fort pouvoir de pénétration et de destruction sont efficaces − on mesure néanmoins chaque jour les conséquences dramatiques « collatérales » que ces armes provoquent sur une ville comme Gaza, dont la densité est l’une des plus fortes au monde.

Que peuvent faire les ONG et le Comité international de la Croix-Rouge ?

Ici comme dans n’importe quel conflit, l’accès des organismes de secours est absolument essentiel, surtout qu’aux effets immédiats des hostilités (décès, blessure, destruction des habitats et des infrastructures vitales) se greffent de nombreux effets indirects (stress post-traumatiques, destruction un tissu économique, social, sanitaire, éducatif) qui, bien souvent, se manifestent une fois passé le conflit.

Le droit des conflits armés requiert des parties au conflit qu’elles assurent le libre-passage des secours à destination des populations civiles : il en est de la responsabilité de tout belligérant et en particulier de celui qui, à l’image d’Israël dans la bande de Gaza, occupe un territoire. Dans la pratique, et spécialement dans le cas de Gaza, les éléments de blocages sont néanmoins nombreux et ils entravent sévèrement le travail des humanitaires déjà très vulnérables aux risques liés aux opérations de secours. Les blocages viennent bien sûr des belligérants eux-mêmes, et en particulier d’Israël qui maintient sur Gaza un siège terrestre et un blocus maritime presque total. Au reste, l’accès des populations civiles gazaouies aux aides et secours dépend également de l’Égypte, État voisin « neutre », i.e. non partie-prenante aux hostilités, mais qui est à son tour tenue de faciliter le passage des secours humanitaires. Visiblement, l’Égypte du maréchal Abdel Fattah al-Sissi dut pourtant mettre cette exigence humanitaire en balance avec des considérations plus diplomatiques et sécuritaires, tirées notamment de la crainte de voir, dans le cas d’une ouverture de postes frontières, un afflux de réfugiés gazaouis – et de combattants du Hamas.