Par Régis Bismuth, Professeur des Universités à Sciences Po

Pourquoi le Sénat avait-il à se prononcer sur la ratification du CETA près de 8 ans après sa conclusion ?

Le CETA est un accord économique conclu avec le Canada entrant dans la catégorie dite des « accords mixtes » en droit de l’Union européenne (UE), dans le sens où il contient des dispositions relevant à la fois des compétences exclusives de l’UE (en particulier le volet commercial qui constitue une très large partie de l’accord) et des compétences partagées avec les Etats membres (certaines règles relatives aux investissements étrangers et au règlement des différends Etat/investisseur). Pour entrer pleinement en vigueur, cet accord, déjà approuvé par le Canada, devait donc être aussi approuvé à la fois par l’UE selon les procédures prévues par les traités (Conseil de l’UE en octobre 2016 et Parlement européen en janvier 2017) et par les Etats membres, selon leurs règles constitutionnelles internes. C’est dans ce cadre que la France s’est engagée dans un processus de ratification de l’accord.

Ce processus de ratification a été semé d’embûches. Il a fallu attendre juillet 2019, soit deux ans après la décision du Conseil constitutionnel du 31 juillet 2017 concluant que l’accord ne comporte pas de clause contraire à la Constitution, pour que l’Assemblée nationale adopte à une courte majorité le projet de loi de ratification du CETA en première lecture. Ce n’est que près de cinq ans plus tard que le texte a été examiné par le Sénat, toutefois pas à l’initiative du gouvernement mais à l’occasion d’une niche parlementaire du groupe communiste. Dans un contexte tendu qui suivait d’ailleurs une mobilisation des agriculteurs particulièrement critiques à l’égard des accords de libre-échange de l’UE, c’est à une très large majorité de 211 voix contre 44 que le 21 mars 2024 le Sénat a rejeté l’article d’un projet de loi autorisant la ratification de l’accord.

Le texte peut dès lors être examiné en deuxième lecture à l’Assemblée nationale mais il ne sera pas prochainement présenté à l’initiative du camp présidentiel, son poids à l’Assemblée n’étant pas le même qu’en 2019. D’ailleurs, en suivant la même stratégie qu’au Sénat, un groupe de l’Assemblée pourrait être tenté d’utiliser sa niche parlementaire pour mettre une nouvelle fois en échec la ratification du CETA. Il n’est d’ailleurs pas impossible que cet épisode se produise fin mai 2024 à l’initiative du groupe communiste qui a évoqué cette éventualité, et ce, quelques jours avant les élections européennes.

Où en est le processus de ratification du CETA au sein des Etats membres de l’UE ?

Il faut en premier lieu se souvenir qu’avant même que ne soient envisagées les procédures de ratification des Etats membres, la conclusion même du CETA avait été perturbée en 2016 par des considérations politiques internes aux Etats membres, en particulier à la Belgique. Alors que la conclusion de l’accord devait avoir lieu le 27 octobre 2016, la Wallonie avait refusé d’accorder son autorisation à la Belgique de conclure l’accord avant qu’un compromis ne soit trouvé in extremis permettant la signature du traité le 30 octobre 2016.

En l’état actuel, près de huit années après la conclusion de l’accord, il faut se rendre à l’évidence que les procédures de ratification sont au point mort. A ce jour, 17 des 27 Etats membres ont mené les procédures de ratification à leur terme (Allemagne, Autriche, Croatie, Danemark, Espagne, Estonie, Finlande, Lettonie, Lituanie, Luxembourg, Malte, Pays-Bas, Portugal, République Tchèque, Slovaquie, Suède et Roumanie), 9 Etats membres (Belgique, Bulgarie, France, Grèce, Hongrie, Irlande, Italie, Pologne et Slovénie) n’ont pas encore approuvé l’accord, et un, Chypre, dont le parlement a refusé la ratification du CETA en juillet 2020.

Les cours constitutionnelles des Etats membres ont aussi leur rôle à jouer dans ce processus de ratification. Si le Conseil constitutionnel français n’avait pas relevé de motifs d’inconstitutionnalité du CETA, cela n’a pas été la position de la Cour suprême irlandaise qui a considéré dans une décision du 11 novembre 2022, qu’entre autres les dispositions relatives au mécanisme de règlement des différends Etat/investisseur et au comité joint d’interprétation de l’accord étaient de nature à porter atteinte à certains éléments de la souveraineté judiciaire et législative de l’Irlande.

Le rejet de la ratification par le Sénat condamne-t-il définitivement le CETA ?

Aussi surprenant que cela puisse paraître, le rejet de la ratification du CETA par le Sénat, et même son éventuel rejet en seconde lecture par l’Assemblée nationale, de même que le rejet du parlement chypriote n’affectent ou n’affecteront pas significativement le CETA, du moins dans son cadre actuel d’application. Il faut en effet souligner qu’une très large partie de l’accord relatif aux questions commerciales correspondant à la compétence exclusive de l’UE est déjà entrée en application provisoire à partir septembre 2017. En l’absence de ratification de l’ensemble des Etats membres, le reste de l’accord ne pourrait entrer en vigueur, mais cela ne devrait pas remettre en question l’application provisoire de la partie commerciale.

Pour le comprendre, il faut revenir tout d’abord sur la Déclaration (n° 20) formulée par le Conseil au moment de la conclusion de l’accord. Celle-ci indique : « Si la ratification de l’AECG [CETA] échoue de façon définitive en raison d’une décision prononcée par une Cour constitutionnelle, ou à la suite de l’aboutissement d’un autre processus constitutionnel et d’une notification officielle par le gouvernement de l’État concerné, l’application provisoire devra être et sera dénoncée. Les dispositions nécessaires seront prises conformément aux procédures de I’UE ». Cette déclaration comporte en fait un mécanisme à double détente permettant de revenir sur l’application provisoire du CETA. Il faudrait dans un premier temps constater un échec du processus national de ratification qui doit être concrétisé par une « notification officielle par le gouvernement de l’Etat concerné ». L’échec de la ratification n’est en lui-même pas suffisant. L’idée qui préside à ce mécanisme de notification repose sur le fait que les institutions européennes ne souhaitent pas s’immiscer dans les affaires intérieures des Etats membres qui peuvent estimer qu’il est possible de soumettre à nouveau le texte rejeté par le Parlement (ou éventuellement de s’engager dans un processus de réforme de la constitution en cas d’incompatibilité constitutionnelle). En d’autres termes, le gouvernement de l’Etat membre dispose d’une liberté d’appréciation de la capacité ou de l’incapacité à ratifier définitivement l’accord. Il est intéressant de noter que, dans le cas chypriote, le gouvernement de l’Etat n’a pas décidé de formuler une telle notification depuis le rejet de ratification de 2020. Le gouvernement français pourrait être confronté à ce choix en cas de rejet en deuxième lecture.

Toutefois, dans un second temps, même si l’Etat membre venait à formuler une telle notification, cela ne mettrait pas directement un terme à l’application provisoire car cette décision doit être prise « conformément aux procédures de I’UE », et plus particulièrement ici celle prévue par l’article 218(9) du TFUE concernant « la suspension de l’application d’un accord » impliquant une majorité qualifiée couvrant au moins 15 Etats membres de l’UE. Au-delà même de la situation des 10 Etats qui n’ont pas encore ratifié le CETA, il faudrait qu’au moins 5 des 17 Etats ayant ratifié le CETA fassent machine arrière pour demander la fin de l’application provisoire du traité. Cela semble, en l’état, peu envisageable.