Allemagne : une réforme constitutionnelle dictée par le contexte politique
Le 19 décembre 2024, en pleine période d’instabilité politique et de montée des partis populistes, les députés allemands ont adopté à une très large majorité deux projets de loi visant à « renforcer la résilience de la Cour constitutionnelle fédérale ». Comment le comprendre, alors que la Cour bénéficie toujours d’un taux d’adhésion très fort, sans équivalent en France ? Que contient cette réforme ?
Par Aurore Gaillet Professeure à l’Université Toulouse Capitole et Dieter Grimm ancien juge à la Cour constitutionnelle fédérale
Le contexte de la réforme
Le 19 décembre 2024, les députés allemands ont adopté deux projets de loi visant à « renforcer la résilience de la Cour constitutionnelle fédérale » : le projet de loi constitutionnelle (BT-Drs. 20/12977) a été adopté à 600 voix contre 69 – seuls des députés des deux partis populistes (Alternative für Deutschland (AfD) et Bündnis Sahra Wagenknecht (BSW) ont voté contre. Cette large majorité, dépassant sans encombre la majorité qualifiée des deux tiers, requise pour les révisions constitutionnelles, ne surprend pas : en effet, le projet était porté par les groupes de la majorité (SPD, Verts, Libéraux du FDP) et de l’opposition conservatrice CDU/CSU. Elle n’en est pas moins notable, en cette période d’instabilité inédite en Allemagne, alors que le Président Steinmeier vient d’accéder à la demande du Chancelier Scholz de dissoudre le Bundestag. Le second projet de loi de modification de la loi sur la Cour Constitutionnelle fédérale (BT-Drs. 20/12978) a également été adopté avec la majorité requise. Le 20 décembre, le Bundesrat a, à son tour, approuvé les textes, autorisant leur publication au Journal officiel (BGBl. 2024 I Nr. 439 und Nr. 440).
Après bientôt 75 ans d’existence, la Cour constitutionnelle de Karlsruhe est reconnue comme l’un des piliers de l’ordre constitutionnel allemand, en sa qualité de juridiction et d’organe constitutionnel, sans équivalent en France. La Loi fondamentale de 1949 (Constitution allemande) elle-même ne contient toutefois que peu de dispositions sur le statut de la Cour, renvoyant pour ce faire à la loi. Jusqu’à une période très récente, cette situation n’avait pas été considérée comme problématique : si l’histoire de la Cour est loin d’être exempte de contestations, l’institution, comme ses décisions, ont toujours été respectées. Le taux de confiance dont elle bénéficie dans la population (74 % en 2024, contre 40 % pour notre Conseil constitutionnel) y contribue assurément.
Cette large reconnaissance n’est cependant pas partagée par les partis populistes, notamment par l’AfD (Alternative für Deutschland) : fort de sa conception d’une démocratie élective, critique à l’égard de l’État de droit, il prétend représenter le peuple, sans l’entrave de contrôles indépendants. Or, cela est d’autant plus préoccupant que le parti connaît un succès grandissant. Les résultats des dernières élections régionales en Thuringe, Saxe et Brandebourg, en septembre 2024, en témoignent. Lors des élections fédérales, prévues le 23 février 2025, il pourrait devenir le deuxième parti le plus important (après la CDU/CSU).
Au-delà des frontières allemandes, d’autres expériences européennes, notamment en Hongrie (depuis 2010) et en Pologne (2015-2023) montrent par ailleurs « que les aspirations autocratiques peuvent se retourner contre la juridiction constitutionnelle, garante d’un ordre libéral, démocratique et fondé sur l’État de droit ». C’est ce que reconnaissait la Cour de Karlsruhe elle-même, dans une prise de position de son Assemblée plénière (fait rare), le 11 septembre 2024. Quel que soit le taux d’adhésion dont elle bénéficie actuellement, le contexte national comme international invitait donc à prendre des mesures pour garantir son statut au niveau constitutionnel.
Le contenu de la réforme
Les nouvelles dispositions constitutionnelles permettent de soustraire des éléments centraux du statut de la Cour à des décisions trop aisément prises par des majorités simples – notamment en cas de majorité gouvernementale autoritaire.
C’est ainsi que le statut de la Cour constitutionnelle fédérale, en tant qu’« organe constitutionnel indépendant », est désormais expressément ancré dans la Constitution. Le nouvel article 93 regroupe en outre les dispositions essentielles régissant sa composition : la Cour est composée de seize juges, répartis en deux chambres, élus pour moitié par le Bundestag, pour moitié par le Bundesrat, pour 12 ans – dans la limite d’âge, fixée à 68 ans ; la réélection est exclue ; l’autonomie administrative est garantie par l’adoption, par la Cour, de son règlement intérieur. Dans sa nouvelle version, l’article 94 (qui précise ses compétences), garantit également l’effet obligatoire des décisions de la Cour, liant « les organes constitutionnels de la Fédération et des Länder, ainsi que toutes les juridictions et autorités ».
Le nouvel article 93 contient également des précisions visant à prévenir d’éventuelles difficultés lors des renouvellements de la Cour. Ici aussi, les exemples étrangers enseignent combien ce sujet n’a rien de théorique. Il est ainsi indiqué que « après l’expiration de leur mandat, les juges poursuivent leurs fonctions jusqu’à la nomination de leur successeur ». Surtout, un mécanisme très remarqué complète le dispositif : « La loi fédérale […] peut prévoir que le droit d’élection peut être exercé par l’autre organe électoral si, dans un délai à déterminer après l’expiration du mandat ou la cessation prématurée des fonctions d’un juge, l’élection de son successeur n’a pas lieu ».
La concrétisation de ce « mécanisme de remplacement » est l’objet de la loi de révision de la loi sur la Cour (nouvel al 5 § 7a). Il vise à pourvoir les postes de juges vacants, même en cas de blocage, en conservant l’exigence de la majorité qualifiée : si la majorité des deux tiers ne peut pas être obtenue au Bundestag, l’élection pourra avoir lieu au Bundesrat, et inversement.
Les limites de la réforme
Si les seules barrières juridiques sont insuffisantes à protéger la démocratie et l’État de droit, la réforme est bienvenue. Elle permet de protéger l’indépendance de la Cour et sa capacité de fonctionnement.
On peut toutefois regretter que la règle de la majorité des deux tiers, à laquelle sont élus les juges fédéraux, n’ait pas été constitutionnalisée. En raison de l’opposition de la CDU et de la CSU, elle reste donc au seul niveau de la loi ordinaire.
Sans doute l’argument avancé doit-il être considéré : l’exigence de la majorité de deux tiers peut, elle-même, constituer un écueil, en cas de « minorité de blocage » d’un tiers des voix, se transformant de facto en veto. Il reste que, en Allemagne, la règle des deux tiers a précisément été l’une des conditions de réussite du modèle : gage de modération et de légitimité de juges, élus au-delà des clivages politiques. Plus encore, le mécanisme de remplacement précité, solution trouvée en 2024, vise expressément à consolider cette condition de majorité. Mais, dès lors que cette solution demeure au niveau de la loi ordinaire, elle pourrait aisément être écartée par une majorité simple, qui déciderait l’élection des juges à la majorité simple – avec la conséquence de possible bascule vers l’instrumentalisation des cours par des majorités autoritaires, ce que la réforme visait précisément à empêcher.
Il faudra par ailleurs suivre l’évolution des cours constitutionnelles des Länder, dont la composition et la capacité de fonctionnement est également à préserver.