Par Raphaël Maurel, Maître de conférences en droit public à l’Université de Bourgogne, membre du CREDIMI et membre associé au CEDIN

Dans quel contexte cette ordonnance a-t-elle été rendue ?

Le contexte principal est évident : la guerre. Depuis l’attaque perpétrée par la branche armée du Hamas le 7 octobre dernier en Israël, le conflit fait rage. Or, on remarque une tendance, ces dernières années, à la juridictionnalisation des conflits devant les institutions internationales. Cela n’est évidemment pas nouveau – on pense par exemple à l’affaire de l’Application de la convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale (Géorgie c. Fédération de Russie) introduite en 2008 – mais le phénomène s’accentue fortement. Les États agressés ou victimes de violations graves du droit international ont de plus en plus tendance à se tourner rapidement vers la Cour internationale de justice, afin de médiatiser au maximum leur situation et d’emporter l’adhésion de la communauté internationale comme de l’opinion publique. L’exemple de l’affaire introduite par l’Ukraine devant la Cour pour tenter de faire reconnaître que l’agression russe de février 2022 constitue une violation de la convention de 1948 contre le génocide, en est un excellent exemple : l’affaire fait si grand bruit que plus de trente États ont décidé d’intervenir devant la Cour pour présenter leurs observations.

L’instrumentalisation de la Cour – sans que le terme soit ici ni péjoratif ni mélioratif – relève aujourd’hui davantage qu’hier d’une stratégie de lawfare : en parallèle de la guerre sur le terrain, les États se livrent une guerre diplomatique et médiatique qui implique la mobilisation des outils du droit international. Cette stratégie explique également la multiplication des demandes d’indication de mesures conservatoires, qui sont des mesures provisoires visant à « figer » un litige en attendant qu’une décision de la Cour soit prise sur le fond. Plus de la moitié des ordonnances en indication de mesures conservatoires rendue par la Cour l’a ainsi été durant les quinze dernières années, avec une accélération de plus en plus manifeste. Le cas du conflit entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan, qui a amené la Cour à rendre déjà huit ordonnances en indication ou en modification de mesures conservatoires, en est une bonne illustration.

Ici, la situation portée devant la Cour n’est cependant pas celle opposant Israël à son co-belligérant : le Hamas n’est pas un État et ne pourrait saisir par lui-même la Cour. C’est l’Afrique du Sud qui a saisi les quinze juges de La Haye, dans une autre logique que l’on peut associer à « l’humanisation du droit international » promue en son temps par le juge Cançado Trindade (A. A. Cançado Trindade, International Law for Humankind — Towards a New Jus Gentium, 2e éd., Leyde/La Haye, Nijhoff/Académie de droit international de La Haye, 2013, et ses nombreuses opinions individuelles, par ex. dans l’affaire Jadhav) et adjointe, sans nul doute, à une volonté croissante des États dits « du Sud » de se positionner comme garants de l’ordre public international jusqu’ici quelque peu monopolisé, dans la sphère du contentieux international, par les États occidentaux. Qu’il s’agisse de la Gambie contre le Myanmar, du Canada et des Pays-Bas (qui sont certes occidentaux) contre la Syrie ou de l’Afrique du Sud contre Israël la logique est la même : des États « autres que l’État lésé » (selon la terminologie de l’article 48 des Articles de la CDI sur la responsabilité de l’État pour fait internationalement illicite) portent devant la Cour la question de la violation d’obligations dues à la communauté internationale dans son ensemble par des agissements qui leur paraissent contraires aux normes les plus fondamentales du droit international – comme l’interdiction de la torture ou du génocide. Cette démarche se heurte cependant à la réalité technique du droit relatif à la recevabilité des requêtes, qui ne prévoit pas d’actio popularis. Autrement dit, il est impossible d’invoquer, devant la Cour, toute violation du droit international, même grave, au nom du seul intérêt de la communauté internationale. La Cour l’a indiqué clairement dans l’affaire du Sud-Ouest africain en 1966, mais, dans l’affaire Barcelona Traction en 1970, a ouvert une voie largement exploitée par les États demandeurs dans ces affaires récentes. La Cour juge aujourd’hui, de jurisprudence constante, que les obligations contenues dans certaines conventions multilatérales sont erga omnes partes : tous les États parties à la convention de 1948 contre le génocide, dont Israël et l’Afrique du Sud, ont un intérêt juridique à la voir respecter et donc, en cas de différend, à saisir la Cour à ce propos. Ainsi, « [i]l découle de l’intérêt commun à ce que soient respectées les obligations pertinentes énoncées dans la convention sur le génocide que tout État partie, sans distinction, est en droit d’invoquer la responsabilité d’un autre à raison d’une violation alléguée d’obligations erga omnes partes » (ordonnance commentée, §33).

Peut-on dire que l’ordonnance légitime l’intervention d’Israël, ou à l’inverse qu’elle donne raison à l’Afrique du Sud ?

Pour l’instant, ni l’un ni l’autre, même si l’ordonnance donne globalement raison à l’Afrique du Sud. Il faut rappeler que les mesures conservatoires sont obligatoires – la Cour l’a reconnu en 2001 – mais qu’elles sont provisoires : à ce stade, la Cour n’opère qu’un contrôle « prima facie » de sa compétence, du caractère « plausible » des droits invoqués, avant d’évaluer d’une part le lien entre les mesures demandées et les droits alléguées, d’autre part l’urgence – c’est-à-dire le risque qu’un préjudice irréparable soit commis à l’encontre des droits plausiblement allégués avant que la Cour se prononce sur le fond. Ici, l’Afrique du Sud avait formulé neuf demandes, dont la première impliquait que la Cour dise que « [l]’État d’Israël doit suspendre immédiatement ses opérations militaires à et contre Gaza ». Cette première demande, malgré sa médiatisation, n’avait aucune chance de prospérer à La Haye.

D’une part, une telle mesure, qui implique un cessez-le feu, ne peut se prononcer qu’entre les deux parties ; or seul Israël est partie à l’instance. D’autre part, cette question excédait largement la compétence, même établie prima facie, de la Cour : celle-ci est sollicitée sur le fondement de la Convention contre le génocide et ne pouvait donc se prononcer que sur la question de savoir si le conflit en cours est susceptible, ou non, de donner naissance à des violations de cette convention. Contrairement à l’affaire, impliquant la même convention, entre l’Ukraine et la Russie et qui a vu en 2022 l’indication d’une mesure impliquant la suspension de l’opération russe, l’Afrique du Sud ne plaidait pas que la riposte israélienne est fondée sur une interprétation erronée de la Convention de 1948 contre le génocide. Les deux affaires et les deux raisonnements sont donc bien différents, et il est en tout cas impossible, en droit, de déduire de l’ordonnance du 26 janvier qu’elle légitime l’intervention d’Israël : la Cour n’était tout simplement pas saisie de cette question.

Autrement dit, la Cour a fait ce qu’elle pouvait faire de mieux compte tenu de la demande et des circonstances, en ordonnant le plein respect des droits dont elle était saisie, la conservation des preuves. La Cour est même allée plus loin. D’abord, en ordonnant qu’Israël prenne « sans délai des mesures effectives pour permettre la fourniture des services de base et de l’aide humanitaire requis de toute urgence afin de remédier aux difficiles conditions d’existence auxquelles sont soumis les Palestiniens de la bande de Gaza » (4ème mesure), ce qui semble excéder le champ de la convention sur le génocide. Ensuite, en ordonnant qu’Israël remette sous un mois un rapport à la Cour quant à l’application des mesures conservatoires, ce qui, sans être totalement inédit (elle l’a fait dans l’ordonnance Gambie c. Myanmar) reste assez rare (elle l’a refusé dans l’affaire Canada et Pays-Bas c. Syrie). Enfin, en ajoutant dans l’arrêt un remarquable obiter dictum qui la fait sortir de sa traditionnelle réserve : « La Cour estime nécessaire de souligner que toutes les parties au conflit dans la bande de Gaza sont liées par le droit international humanitaire. Elle est gravement préoccupée par le sort des personnes enlevées pendant l’attaque en Israël le 7 octobre 2023 et détenues depuis lors par le Hamas et d’autres groupes armés et appelle à la libération immédiate et inconditionnelle de ces otages » (§85).

Enfin, il faut relever, dans le même sens, la quasi-unanimité des juges dans cette ordonnance. Alors que le sujet est diplomatiquement des plus sensibles, les mesures ont été votées par quatorze des quinze juges permanents, y compris la présidente de la Cour, de nationalité américaine. Seule la juge ougandaise, qui considère que le différend est strictement politique et que la Cour ne saurait se prononcer à ce propos, a voté contre l’ensemble des mesures. Il est sur ce point remarquable que le juge ad hoc nommé par Israël, en l’absence de juge de nationalité israélienne à la Cour, s’est prononcé en faveur de plusieurs mesures – y compris celle concernant l’aide humanitaire d’urgence.

Quelles sont les suites possibles de cette ordonnance ?

Les ordonnances sont obligatoires, mais pas exécutoires : la Cour ne dispose pas d’une force publique et doit compter sur la coopération des parties. Il serait de toutes façons illusoire de penser qu’une ordonnance peut arrêter un conflit : le temps de la guerre n’est, malheureusement, pas celui du droit, qui ne peut que l’anticiper en fixant un cadre puis, ultérieurement, statuer sur les responsabilités des uns et des autres. Le Secrétaire général des Nations Unies a néanmoins transmis officiellement l’ordonnance au Conseil de sécurité des Nations Unies en vue d’un suivi ; là encore il est hautement improbable, vu sa composition, que l’organe chargé du maintien de la paix et de la sécurité internationales se prononce.

Il est néanmoins possible qu’Israël se conforme globalement à l’ordonnance, d’autant que son rapport est attendu d’ici un mois. Il serait très malvenu, du point de vue diplomatique et donc du nécessaire appui d’au moins une partie de la communauté internationale, qu’Israël ne remette pas son rapport qui doit être transmis à l’Afrique du Sud pour observations. Toute la question est de savoir si la Cour communiquera sur ce point, et, en cas de violation de l’ordonnance, si elle en tirera les conséquences. Jusqu’ici, la Cour n’a jamais vraiment tiré de conséquences concrètes de la violation d’une mesure conservatoire, mais elle vient justement, par son arrêt du 31 janvier 2024, d’infléchir sa position en reconnaissant que la Russie engage sa responsabilité internationale par la violation d’une mesure indiquée en 2017. Il reste cependant encore du chemin à faire pour qu’une telle violation soit à l’avenir sanctionnée concrètement par la Cour.