Par Loïc Cadiet, Professeur émérite de l’université Panthéon-Sorbonne Paris I 

Et l’on ne dit rien de ses autres vies, d’historien, d’essayiste, de librettiste. Partout, L’exigence de justice, intitulé des « Mélanges » en son honneur, publiés en 2016. 

Diversité des fonctions, unité de l’homme, un repère, une conscience, chantre du respect universaliste des droits fondamentaux et de l’Etat de droit, héritier des Lumières, Robert Badinter disparaît au moment où ces valeurs, ici et là, y compris en France, font l’objet de remises en cause, insidieuses ou frontales. 

Les hommages pleuvent comme rarement. Celui-ci se fondera dans la masse, mais comment le Club des juristes pourrait-il manquer à l’appel de la reconnaissance et de la gratitude ? 

C’est le combat de Robert Badinter pour la justice et le justiciable que nous voudrions ici saluer, singulièrement dans ses fonctions de ministre de la justice et, pourrait-on dire, de ministre du droit. Comme garde des sceaux, son bilan est impressionnant et, croyons-nous, sans égal. De juin 1981 jusqu’en février 1986, il a œuvré inlassablement à la modernisation progressiste de notre droit et de notre justice. Il faut encore y ajouter les réformes qu’il a initiées sans pouvoir les conduire jusqu’à leur terme.  

En matière pénale, part la plus visible de son activité, l’abolition de la peine de mort (1981), garantie par la ratification du protocole n° 6 de la convention européenne des droits de l’homme (1986), est certes l’acte fondateur de son engagement ministériel mais l’événement, extraordinaire, au risque assumé de l’impopularité, ne doit pas faire oublier son combat contre les situations d’exception, qu’illustrent en particulier la suppression de la cour de sûreté de l’Etat (1981) et des tribunaux permanents des forces armées (1982), ou l’abrogation de la loi Sécurité et liberté (1983), à l’exception des dispositions relatives aux délais de prescription et aux droits des victimes.  

Les droits des victimes, intéressant autant la matière pénale que le droit civil, sont en effet un autre combat majeur de Robert Badinter, lui dont la famille avait été victime de la barbarie nazie et de la folie meurtrière des hommes. La législation conçue sous son ministère en porte la marque profonde, qu’il s’agisse de la loi n° 83-608 du 8 juillet 1983 renforçant la protection des victimes d’infraction et, surtout, de la loi n° 85-677 du 5 juillet 1985 tendant à l’amélioration de la situation des victimes d’accidents de la circulation et à l’accélération des procédures d’indemnisation, connue comme étant la loi Badinter, venant couronner, ici encore dans une certaine hostilité des acteurs du contentieux des accidents de la circulation, d’intenses, voire même vifs, débats jurisprudentiels et doctrinaux dont le souvenir s’est sans doute perdu. Mais les victimes ne sont pas seulement les victimes d’autrui ; ce sont aussi les victimes d’atteintes institutionnelles à leurs droits fondamentaux, c’est-à-dire, finalement, à l’Etat de droit lui-même, à quoi devaient pourvoir, depuis 1950, la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et libertés fondamentales ainsi que, quelques années plus tard, les organes chargés de veiller à leur respect, Commission et Cour européennes de droits de l’homme. Leur impact, en France, était minime dès lors que la France n’avait pas accepté le droit de recours individuel prévu par l’article 25 de la Convention européenne des droits de l’homme. C’est grâce à Robert Badinter que ce choix politique initial a été renversé par le décret n°81-917 du 9 octobre 1981 portant publication de la déclaration d’acceptation du droit de recours individuel. C’est peu dire que le paysage juridique français en a été profondément modifié car ce droit de recours a assuré l’effectivité du contrôle de conventionnalité des lois françaises. Mais Robert Badinter n’a pas été que ce législateur progressiste agissant sur la matière des règles de droit ; des principes aux pratiques, il a accompagné concrètement la mise en œuvre institutionnelle des normes juridiques. C’est à lui que l’on doit ainsi le déploiement de dispositifs financiers destinés à garantir l’effectivité de cette politique publique avec, notamment, l’octroi de subventions aux associations d’aide aux victimes (1983) ou la création, au sein du ministère de la justice, d’un bureau d’aide aux victimes (1982), dont le déploiement progressif a conduit, en 2002, à la création, au sein du secrétariat général du ministère de la justice, du service de l’accès au droit et à la justice et de l’aide aux victimes (SADJAV). 

Où l’on voit que Robert Badinter a également beaucoup semé, même si la récolte a été faite par d’autres que lui. En 1983, il propose la création d’un tribunal d’application des peines, qui devient progressivement réalité en 2000, puis 2004. Président du Conseil constitutionnel, en 1989, il avait souhaité étendre le contrôle de constitutionnalité des lois, au moyen d’une exception d’inconstitutionnalité, afin de renforcer le contrôle de fondamentalité des droits au-delà du contrôle de conventionnalité permis, à son initiative, depuis 1981. Le souhait est également devenu réalité avec l’introduction, en 2008, de la question prioritaire de constitutionnalité.  

Cet aperçu ne rend pas complètement justice à l’infatigable activité réformatrice de Robert Badinter, ministre de la justice. Il faudrait encore évoquer, en matière civile, la loi n° 85-1372 du 23 décembre 1985 relative à l’égalité des époux dans les régimes matrimoniaux et des parents dans la gestion des biens des enfants mineurs, la loi n° 85-697 du 11 juillet 1985 relative à l’entreprise unipersonnelle à responsabilité limitée et à l’exploitation agricole à responsabilité limitée, destinée à protéger les petits entrepreneurs en mettant à l’abri leur patrimoine familial et, surtout, la grande réforme du droit des « faillites » opérée par la loi n° 85-98 du 25 janvier 1985 relative au redressement et à la liquidation judiciaires des entreprises, dont l’ambition était de privilégier la sauvegarde de l’emploi. L’inventaire serait encore incomplet. En tout cas, y compris dans les réformes dont le caractère peut sembler bien technique, c’est toujours la recherche d’une réalisation concrète de la promesse républicaine qui a animé Robert Badinter, liberté, égalité, fraternité, bien éloignée des lois opportunistes de circonstance trop sensibles aux vents mauvais du temps présent.