Par Valérie Laure Benabou, Professeure de droit privé à l’Université Paris Saclay/UVSQ

Dans Souvenirs de la Cour d’Assises, André Gide décrit le corps des accusés et des témoins qui comparaissent devant la Cour d’assises de Rouen où il fut juré. Ces portraits édifiants offrent une approche sensible de la manière dont la justice est rendue. Parmi eux, l’auteur s’arrête un instant sur les mains du père de l’accusé dont il perçoit les tressautements et la tension lors de son témoignage, trahissant l’appréhension dont il est traversé lors de sa comparution. Rien mieux que ces mains intranquilles ne permettent de saisir l’humanité et la vulnérabilité de l’individu confronté au système judiciaire.

Je me souviens d’abord du dos de Robert Badinter. Il était alors invité pour la rentrée solennelle de la faculté de Droit de Saint Quentin à donner une conférence devant les élèves s’apprêtant à recevoir leurs prix. Assise sur l’estrade avec mes collègues dans ma robe de professeure, je vis entrer dans l’amphithéâtre bourré à craquer, le pas mal assuré, la silhouette un peu voutée d’un monsieur à l’âge déjà avancé, qui s’installa au pupitre, devant nous, pour s’adresser aux étudiants. La conférence débuta : Robert Badinter était venu dire aux élèves la chance qui était la leur d’étudier le Droit à un moment où celui-ci avait renforcé notablement la protection des citoyens par divers moyens, l’opportunité qui leur était ouverte d’œuvrer pour le bien des hommes et des femmes dans leurs futures fonctions de juristes. Au fur et à mesure de son discours, son dos s’anima ; son corps tout entier se redressa. La passion du Droit rendait à cette colonne vertébrale sa verticalité. L’octogénaire était redevenu, par l’intensité de son discours, un grand jeune homme dont le souffle vibrant saisissait l’auditoire, frappé par la force de sa conviction.

Robert Badinter n’était pas seulement l’artisan acharné de l’abolition de la peine de mort, l’initiateur de la loi sur la réparation des victimes d’accidents de la circulation, le maitre d’œuvre de l’adhésion au protocole qui permet à chacun de saisir la Cour Européenne de Sauvegarde des Droits de l’Homme, il était également un formidable passeur, un inlassable conteur de la beauté, de la puissance et de l’utilité du Droit. Ministre de la Justice, président du Conseil Constitutionnel mais toujours professeur de Droit, il avait à cœur de rappeler l’importance d’apprendre le Droit, d’en façonner l’expression, de choisir le mot juste, d’écrire « à l’os ».

Il était aussi un auteur. Il s’est attaché, sa vie durant, à rendre compte de ses actions, d’en expliquer le contexte, de lier la petite et la grande histoire du Droit à laquelle il a tant contribué. Tous les vecteurs de transmission étaient utiles à ce boulimique de travail ; les conférences, les livres, le théâtre, l’opéra. Il eut notamment la responsabilité d’écrire le livret d’un opéra composé par Thierry Eschaich et mis en scène par Olivier Py intitulé Claude, adapté du roman de Victor Hugo Claude Gueux. L’histoire de ce canut lyonnais révolté qui finit par être guillotiné après avoir tué le directeur de la prison dans laquelle il purgeait sa peine trouvait un écho au combat que Robert Badinter avait mené victorieusement contre la peine de mort et à celui, plus malheureux, contre la violence du système pénitentiaire. Cette nouvelle aventure artistique le remplissait de joie : il pouvait enfin allier ses passions : le Droit, les arts, Victor Hugo. A plus de quatre-vingt-cinq ans, ses yeux si perçants soudain pétillants de malice, entouré de ses livres et de ses souvenirs chéris, Robert Badinter se leva et se mit à danser.