Votre combat pour l’égalité hommes-femmes est-il l’une des raisons qui vous ont poussé à devenir magistrate ?

Je suis devenue magistrate sans avoir la sensation qu’il y avait des difficultés de répartition égalitaire des responsabilités entre les hommes et les femmes au sein de la magistrature. Quand je suis arrivée à l’Ecole nationale de la magistrature en 1990, nous étions une promotion déjà largement féminisée. Ce sujet ne me semblait pas d’actualité. Il m’a fallu de nombreuses années pour comprendre qu’au sein de l’institution judiciaire, comme ailleurs dans la société, se posaient des questions d’égalité entre les femmes et les hommes. Et c’est pour cela que j’ai souhaité créer l’association Femmes de justice en 2014, pour réfléchir à ces sujets et mieux comprendre les mécanismes qui sont à l’œuvre : mixité, parité, plafond de verre… Tous ces concepts qu’il fallait adapter à l’institution judiciaire.

Ce qu’il me semblait important de dire, c’est qu’il y a eu de grandes magistrates au sein de l’institution judiciaire, mais que nous ne les connaissions pas. Comme dans beaucoup de milieux professionnels, elles étaient invisibilisées. Quand j’ai demandé « qui est la première femme magistrate en France ? », personne n’a su me répondre. Il m’a donc fallu chercher. Son nom ? Charlotte Béquignon-Lagarde. Quand je suis parvenue à l’identifier, il a fallu, pour raconter son histoire, que j’aille voir sa famille. Et c’est finalement son fils, 84 ans, qui m’a raconté la vie de sa maman et qui m’a donné une photographie d’elle, car l’institution judiciaire n’avait pas gardé trace de son visage.

Lorsque j’ai écrit sur cette première magistrate, cela a eu beaucoup d’écho dans la magistrature. S’en est suivi un véritable travail de recherche sur les premières femmes à avoir exercé un poste à responsabilité dans la magistrature. J’ai travaillé pendant quatre ans sur ces 17 femmes qui me semblent être les plus emblématiques de la magistrature depuis leur entrée dans ce corps. Car il faut toujours rappeler que les magistrates en France ne peuvent juger que depuis très peu de temps, puisque c’est la loi du 11 avril 1946 qui a permis à l’un et l’autre sexe de rendre la justice en France.

Quelles sont, selon vous, les réformes les plus urgentes à réaliser en matière d’égalité femmes-hommes et de droits des femmes ?

Nous avions une étape symbolique à franchir : la constitutionnalisation de l’IVG. Elle a eu lieu le 8 mars 2024. C’est un symbole très fort. C’est un combat majeur pour les femmes d’avoir le droit à disposer de leur corps, le droit à la liberté d’avoir ou non un enfant quand elles le souhaitent. Un droit fondamental qu’il fallait sanctuariser avant même de penser aux autres droits. Je m’en réjouis pour toutes les femmes, pour moi, pour mes filles, pour mes sœurs, pour mes cousines, pour ma mère. Toutes les femmes de France sont concernées par cette liberté désormais garantie constitutionnellement.

Maintenant, il reste de nombreux sujets à traiter. Je pense notamment à la répartition égalitaire des postes et des responsabilités au sein de la fonction publique et, plus précisément, dans la sphère judiciaire. Il y a encore des postes qui n’ont jamais été confiées à une femme, celui de Procureur général près la Cour de cassation, par exemple. Au sein de l’institution judiciaire, les femmes prennent des décisions juridiques tous les jours, elles président des audiences, tiennent les permanences des parquets, accompagnent chaque jour les justiciables avec beaucoup de talent et de réussite. Ce qu’il reste à conquérir, c’est que ces femmes puissent être aussi en responsabilité dans l’institution en termes de choix stratégiques, de choix organisationnels, de politique judiciaire. Je pense notamment aux violences faites aux femmes. Si elles ont envie de s’engager sur ces sujets, il faut qu’elles soient en position de responsabilité.

Pouvez-vous revenir sur vos travaux sur la lutte contre les violences faites aux femmes et sur les évolutions qui sont en cours ?

Concernant la lutte contre les violences faites aux femmes, de nombreuses évolutions sont en cours. #Metoo 2017, le Grenelle des violences faites aux femmes en 2019, Le Plan rouge vif en 2023. Ce sont, pour moi, les grandes étapes des dix dernières années à propos de la lutte contre les violences faites aux femmes. A chaque étape, l’institution judiciaire a été interrogée dans son organisation, dans son positionnement et une nouvelle étape a été franchie avec l’instauration des pôles VIF (violence intra familiale) le 1ᵉʳ janvier 2024 dans toutes les juridictions de France. L’enjeu, pour les magistrats, est de travailler de manière différente en améliorant la connaissance des sujets, en agissant tant sur le terrain civil que pénal. Ça n’est pas simple, notamment du point de vue procédural. Mais il faut avancer. C’est ce que le législateur nous demande. C’est pour cela qu’à la Cour d’appel de Poitiers, nous tentons des expérimentations. Depuis le début de l’année, nous essayons d’inventer un nouveau modèle où, au cours d’une audience, nous pourrions traiter en même temps et avec les mêmes juges, l’aspect pénal et civil de la situation. Evidemment, c’est très novateur et il faudra tirer les leçons de cette expérience et voir comment on peut en faire un modèle d’organisation.

Avez-vous constaté une évolution dans la formation des juges à la lutte contre les violences faites aux femmes ?

L’École nationale de la magistrature a choisi d’innover en créant un grand cycle de formation : le CAVIF (Cycle d’Approfondissement à la connaissance des Violences Intrafamiliales). C’est grâce à sa directrice, Nathalie Roret, qu’a été mis en place cette nouvelle formation des magistrats français à la lutte contre les violences faites aux femmes. Pour cela, elle m’a confié, avec Eric Corbaux, procureur général près la Cour d’appel de Poitiers, le soin d’inaugurer ce cycle. Nous l’avons fait il y a quelques jours, juste avant la Journée internationale des droits des femmes. Nous avons formé de très nombreux magistrats et magistrates à la connaissance des concepts nécessaires à la lutte contre les violences faites aux femmes. Cela veut dire les informer de tout ce que les sciences sociales ont pu apporter à la connaissance du phénomène. Il y a le droit, bien sûr, mais il y a aussi les connaissances psychosociales dans lesquelles s’intègrent nos infractions pénales. Pour être un bon juge, il faut connaître tous ces concepts : l’emprise par exemple, le psycho trauma, la mémoire dissociative, le féminicide, le surmeurtre, le contrôle coercitif… Des notions qui ont émergé ces dernières années. Merci aux universitaires, merci aux chercheuses d’avoir fabriqué tous ces concepts au fil des années et qui peuvent désormais imprégner la magistrature dans sa façon de juger.

En cette journée internationale des droits des femmes, avez-vous un conseil à donner à toutes les étudiantes qui veulent se lancer dans la magistrature ?

Je dirais à toutes les jeunes femmes qui pensent devenir magistrates qu’elles ont raison. C’est un beau et grand métier de la République qui leur apportera beaucoup de satisfaction. C’est si important de rendre la justice. Je les encourage à préparer le concours avec opiniâtreté et à le réussir, puis ensuite à être de grandes magistrates. A la hauteur d’une institution démocratique indispensable dans le cadre d’un État de droit. Je leur dis donc : « allez-y ! »