Par Stéphane Torck – Professeur à l’Université Paris-Panthéon-Assas
Le simple fait d’acheter ensemble des titres sans avoir l’intention d’intervenir dans la gestion de la société peut-il constituer une action de concert ? C’est la question que soulève une affaire pendante devant la commission des sanctions de l’AMF, dont la presse s’est fait l’écho. Les personnes mises en cause, M. Burrus et certaines entités qu’il contrôle, sont poursuivies pour avoir manqué à leurs obligations déclaratives dans le contexte de l’offre publique de CVC Capital Partners sur le courtier d’assurance April. Il est reproché au dirigeant d’avoir agi de concert avec ses sociétés pour acquérir des titres du courtier en assurance April et bloquer son retrait de la cote par le géant du capital investissement CVC en 2019. Avec, à la clef, la réquisition d’une sanction pécuniaire de près de deux millions d’euros.

Si l’action de concert devait être caractérisée, alors le groupe Burrus aurait dû procéder à certaines déclarations ; ce qu’il n’a pas fait. Le groupe a par la suite cédé ses titres à CVC, à un prix plus élevé.

Pouvez-vous nous expliquer ce qu’il est reproché au Groupe Burrus ?

En 2019, CVC Capital Partners a lancé, via Andromeda Investissements, une offre publique sur le titre du courtier d’assurance April avec l’intention de lancer dans la foulée la procédure de retrait obligatoire (« squeeze out »). Cela supposait toutefois que CVC Capital Partners atteigne le seuil de 90% du capital ou des droits de vote de April (notons que c’est la loi Pacte qui a abaissé le seuil du retrait obligatoire de 95 à 90%).

Considérant que le prix de l’offre, qui serait le prix du retrait obligatoire, ne valorisait pas suffisamment le titre April, M. Burrus, actionnaire de long terme, et plusieurs entités qu’il contrôle, ont accru le niveau de leurs participations, faisant ainsi échec au retrait obligatoire (ces participations auront finalement été cédées à CVC Capital Partners, en 2020, au prix unitaire de 22 euros contre 21,60 euros).

On rappellera ici qu’en vertu de l’article L. 233-7 du Code de commerce, toute personne, agissant seule ou de concert, doit déclarer le franchissement, à la hausse ou à la baisse, de certains seuils de participation dans le capital des émetteurs cotés ayant leur siège social en France. A côté de cette obligation de portée générale, existe un dispositif spécifique au droit des offres publiques, régi par les articles 231-46 et 231-47 du règlement général. En vertu de l’article 231-46, toute personne, agissant seule ou de concert, doit déclarer journellement à l’AMF leurs opérations sur les titres objets de l’offre (sont concernées les personnes qui détiennent au moins 5% du capital ou des droits de vote de la société visée ou qui ont accru leur détention d’au moins 1 % du capital depuis le début de la période d’offre ou de pré-offre). En vertu de l’article 231-47 cette fois, ces mêmes personnes doivent déclarer les objectifs qu’elles poursuivent au regard de l’offre, notamment si elles ont l’intention de poursuivre leurs acquisitions et, si l’offre a été déposée, d’apporter les titres qu’elles ont acquis à l’offre (sont concernées les personnes qui accroissent leurs participations d’au moins 2% du capital depuis la période d’offre ou de pré-offre et celles qui accroissent leurs participations si elles détiennent plus de 5 % du capital ou des droits de vote).

Dans ce contexte, la poursuite considère que M. Burrus et les autres entités poursuivies agissaient de concert parce qu’existait entre eux un accord manifestant leur volonté commune de gérer au mieux leurs participations dans April, avec cette conséquence que les participations de chaque concertiste devaient être agrégées, à l’effet de déclencher les obligations déclaratives mentionnées plus haut, et spécifiquement l’obligation de déclarer le franchissement du seuil de 5% du capital de April (article L. 233-7 du Code de commerce), l’obligation de rendre publiques les acquisitions en période d’offre ou de pré-offre de même que leurs intentions vis-à-vis de l’offre. En ne déclarant pas agir de concert, la poursuite considère que le Groupe Burrus n’a pas correctement informé le marché de la stratégie qu’il poursuivait vis-à-vis de l’offre publique et du retrait obligatoire qui devait être mis en œuvre dans la foulée.

Les enjeux de cette affaire sont importants, ce qui explique son retentissement médiatique. En premier lieu, celle-ci intervient dans un contexte juridique, celui de la loi Pacte, où l’abaissement du seuil du retrait obligatoire de 95 à 90 % pouvait laisser accroire que les tentatives de blocage du retrait obligatoire se feraient plus rares, après que quelques affaires emblématiques comme l’affaire Radiall ou bien encore le blocage de l’offre de XPO sur Norbert Dentressangle par le fonds Elliott, eurent conduit la place à réfléchir à l’amélioration des conditions de sortie de la cote. En second lieu, son ressort juridique est singulier puisqu’il puise dans l’une des notions du droit des sociétés et du droit boursier les plus discutées, jusque devant la commission des sanctions de l’AMF, la cour d’appel de Paris et la Cour de cassation : l’action de concert. On se souviendra à cet égard d’au moins deux affaires emblématiques, Sacyr/Eiffage et Gecina, où l’action de concert était centrale pour caractériser une prise de contrôle. L’affaire qui nous occupe s’écarte de ces sentiers battus puisque c’est la première fois que l’action de concert est impliquée dans un accord mis en œuvre pour faire échec à un retrait obligatoire. Avec, dans son sillage, une seule question : ce type d’accord répond-t-il à la définition de l’action de concert ?

Comment se définit la notion d’action de concert, qui est au cœur de la poursuite engagée contre le Groupe Burrus ?

En droit français, l’action de concert est définie à l’article L. 233-10 du Code de commerce : « Sont considérées comme agissant de concert les personnes qui ont conclu un accord en vue d’acquérir, de céder ou d’exercer des droits de vote, pour mettre en œuvre une politique commune vis-à-vis de la société ou pour obtenir le contrôle de cette société ». Schématiquement trois conditions cumulatives doivent être réunies pour que soit caractérisée une action de concert. En premier lieu, un instrument, qui est l’accord conclu entre deux ou plusieurs personnes, cet accord pouvant être exprès ou tacite. En deuxième lieu, les moyens de mise en œuvre de cet accord, à savoir l’acquisition, la cession ou l’exercice de droits de vote. Enfin la finalité de l’accord, celle-ci pouvant résider soit dans la prise de contrôle d’une société soit, plus largement, dans la mise en place d’une politique commune vis-à-vis de celle-ci.

Notons que ce même article L. 233-10 présume l’existence d’un accord constitutif d’une action de concert dans un certain nombre d’hypothèses et notamment celle d’une situation de contrôle, ce qui est le cas de M. Burrus vis-à-vis des entités mises en cause, directement ou indirectement. Mais cette présomption n’est qu’une présomption simple qui peut être renversée par la preuve contraire.

Il faut également s’intéresser aux définitions de l’action de concert en droit européen, que l’article L. 233-10 est censé avoir transposées. La directive OPA, tout d’abord, qui définit les personnes agissant de concert comme « celles qui coopèrent avec l’offrant ou la société visée sur la base d’un accord, formel ou tacite, oral ou écrit, visant à obtenir le contrôle de la société visée ou à faire échouer l’offre ». On retrouve ici l’une des finalités de l’action de concert en droit français, l’obtention du contrôle, et le concert en défense, visé par l’article L. 233-10-1 du Code de commerce.

La directive Transparence ensuite qui, au titre du dispositif sur la déclaration des participations importantes (ce que nous appelons en droit français les déclarations de franchissement de seuils), énonce que sont considérées comme agissant de concert les personnes liées par un « accord qui les oblige à adopter, par un exercice concerté des droits de vote qu’ils détiennent, une politique commune durable en ce qui concerne la gestion de la société en question ». Cette définition ne se retrouve pas, expressis verbis, dans l’article L. 233-10 du Code de commerce ; elle se trouve englobée dans la finalité consistant à mettre en œuvre une « politique commune vis-à-vis de la société ».

Au cours des débats devant la commission des sanctions, un arrêt récent de la Cour de Justice de l’Union Européenne a été amplement évoqué. En quoi est-il pertinent pour l’affaire en cause ? Plus généralement, pensez-vous qu’en l’état du droit applicable, l’accord visant à acquérir des actions de la société visée par l’offre afin de faire obstacle au retrait obligatoire peut-être constitutif d’une action de concert ?

L’enseignement qu’il est possible de retenir, pour la France, de cette décision de la CJUE, rendue en septembre 2021, est simple à énoncer : s’il s’agit pour l’AMF de mettre en œuvre la directive OPA et, spécifiquement, de vérifier que deux ou plusieurs personnes ont franchi, de concert, le seuil de l’offre publique obligatoire, cette autorité doit caractériser l’existence d’un accord visant à l’obtention du contrôle de la société, ce que l’on appelle le concert de contrôle. S’il s’agit maintenant pour cette même autorité de vérifier que deux ou plusieurs personnes ont franchi, de concert, les seuils en capital ou en droit de vote d’une société cotée ayant son siège social en France, elle doit nécessairement caractériser entre elles une politique commune durable en ce qui concerne la gestion de la société, ce que l’on appelle le concert de gestion. Autrement dit, au moins lorsqu’il s’agit pour l’AMF de contrôler le respect des obligations de déclaration de franchissement de seuils (article L. 233-7 du Code de commerce), la caractérisation d’une action de concert suppose que soit caractérisé, en amont, un concert de gestion.

Dans l’affaire qui nous occupe, le concert de contrôle n’est évidemment pas en cause. Qu’en est-il pour le concert de gestion ?

Lorsque l’AMF poursuit M. Burrus et son groupe pour non-respect de l’article L. 233-7 du Code de commerce, siège des obligations générales de transparence, il nous semble qu’elle ne saurait se contenter de caractériser, entre les personnes visées par la poursuite, un concert ayant pour finalité la gestion de leurs participations dans la société April ; elle se doit de caractériser un concert de gestion, ainsi que l’a jugé la CJUE dans sa décision précitée. Or on ne voit guère ce qui, dans l’accord conduisant à acquérir des actions de la société visée par l’offre pour faire barrage au retrait obligatoire, peut bien relever d’un concert de gestion, c’est-à-dire d’une politique commune durable concernant le fonctionnement de la société April (composition des organes d’administration, de surveillance ou de direction ; orientations de la politique sociale …).

Lorsque l’AMF poursuit M. Burrus et son groupe pour non-respect des articles 231-46 et 231-47 du RG AMF, dispositif propre au droit français des offres publiques, il convient d’appliquer strictement l’article L. 233-10 du Code de commerce. Sauf qu’ici aussi, le travail de qualification n’a rien d’évident puisque lorsque l’article 233-10 vise la politique commune vis-à-vis de la société, il désigne, dans le contexte qui nous occupe, la société visée par l’offre, soit la société April. Or il semble difficilement concevable que l’accord conduisant à acquérir des actions de la société visée par l’offre pour faire barrage à un retrait obligatoire soit constitutive d’une politique commune vis-à-vis de celle-ci : au mieux s’agit-il d’une politique commune dirigée contre les termes de l’offre publique. La présomption d’action de concert entre M. Burrus et les sociétés qu’il contrôle ne modifie en rien l’analyse, qui permet tout au contraire de procéder à son renversement. On peut bien souhaiter, à l’instar du collège de l’AMF, voir dans cet accord une volonté commune des concertistes de gérer au mieux leurs participations dans la société visée par l’offre, cela ne fait pas une politique commune vis-à-vis de celle-ci au sens de l’article L. 233-10.

Quelles sont, à ce stade, les réflexions plus générales que vous inspire la définition de l’action de concert retenue par la poursuite ?

Que l’article L. 233-10 n’est pas correctement taillé pour appréhender les accords visant à faire échec à un retrait obligatoire, sauf à déformer au-delà de ce qui est admissible la notion d’action de concert, telle qu’elle ressort des textes européens et du texte français. C’est d’abord et avant tout une question de garanties fondamentales pour les personnes poursuivies : celle du principe de légalité criminelle (pas d’incrimination sans texte), pleinement applicable aux sanctions administratives ; celles de prévisibilité et de sécurité juridique, qui interdisent qu’une nouvelle interprétation de la notion d’action de concert, qu’il s’agirait d’adapter aux particularités de l’espèce, puisse venir fonder une condamnation pécuniaire. C’est également une question de promotion des intérêts du marché français, car si les équilibres entre la volonté légitime de tout initiateur d’une offre publique de procéder à la radiation de la cote de la société cible et le droit pour les investisseurs de s’opposer au retrait obligatoire sont, pour l’essentiel, assurés par le régime déclaratif mis en place par les articles 231-46 et 231-47 du RG AMF, ce ne peut-être que dans le strict respect du droit applicable.

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