Modification du Code de la commande publique pour tenir compte des démarches RSE dans la règlementation de la commande publique : quelle efficacité ?
Par P. Idoux – Professeure de droit public à l’Université de Montpellier
Le 2 mai 2022 (décret n° 2022-767), le code de la commande publique a été modifié à plusieurs égards afin notamment de mettre en œuvre concrètement les nouvelles règles posées par la loi « Climat-résilience » (article 35 de la loi n°2021-110) et permettre une meilleure prise en compte des enjeux environnementaux et sociaux dans la commande publique, qui regroupe une part importante des contrats passés par des personnes publiques (marchés publics et concessions).
En quoi la prise en compte de la RSE dans la commande publique est-elle innovante ?
La publication de ce décret est une étape importante et attendue dans l’ouverture de la commande publique, principalement parce qu’il interdit aux acheteurs publics de recourir au critère unique du prix pour sélectionner l’entreprise dont l’offre sera retenue. Concrètement, désormais, pour sélectionner l’offre économiquement la plus avantageuse, les acheteurs publics opteront soit pour une pluralité de critères, incluant nécessairement les caractéristiques environnementales des offres et possiblement d’autres aspects, notamment sociaux, soit pour un critère unique mais qui devra intégrer l’ensemble des composantes du coût global, notamment les coûts environnementaux. Le décret comporte d’autres innovations : d’une façon générale, interdiction de soumissionner aux appels d’offre publics en cas de méconnaissance de l’obligation de plan de vigilance ; en matière de concessions, intégration des aspects environnementaux dans le rapport annuel remis par les concessionnaires aux autorités ; élargissement du cercle des collectivités et établissements territoriaux assujettis à l’obligation d’élaborer un schéma de promotion des achats socialement et écologiquement responsables (SPASER institués par l’article 13 de la loi n° 2014-856 du 31 juillet 2014).
L’innovation ainsi réalisée n’est pas une rupture brutale : elle doit être replacée dans un contexte d’ouverture progressive de la commande publique aux enjeux sociaux et environnementaux, débuté il y a déjà de nombreuses années (S. Beaudouin-Hubière et N. Havet, Pour une commande publique sociale et environnementale : état des lieux et préconisations, Assemblée Nationale et Sénat, Rapport du 20 octobre 2021 ) et dont le véritable point d’orgue n’est pas ce décret mais la loi climat de 2021, qui impose la prise en considération des enjeux environnementaux à toutes les étapes du processus d’achat public. Enfin, comme l’a notamment illustré la loi Pacte de 2019, ce mouvement s’inscrit dans le cadre d’une conception élargie de l’entreprise et des intérêts dont elle est porteuse : les sociétés doivent désormais prendre en considération les enjeux environnementaux et sociaux dans la gestion de leurs activités.
Pourquoi la mise en œuvre du nouveau dispositif s’annonce-t-elle complexe ?
La nécessité d’améliorer et d’accélérer la prise en considération de l’objectif de développement durable, dans ses dimensions économiques, sociales et environnementales, fait désormais l’objet d’un consensus et semble limpide dans son principe.
Pourtant, sa concrétisation ne va pas de soi, pour au moins deux raisons. Premièrement, les acteurs de la commande publique, qu’il s’agisse des personnes publiques ou des entreprises, doivent s’approprier les nouvelles règles, selon une démarche nécessairement progressive. Aussi la plupart des dispositions du décret n’entreront elles pas en vigueur avant un long délai – au plus tard, à la date limite fixée par la loi Climat, en août 2026, ou plus tôt, selon la progression des divers secteurs d’activité et d’achat concernés.
Deuxièmement, même après cette période de transition, il restera toujours difficile de tracer avec précision la limite entre ce qui peut être pris en considération et/ou demandé aux entreprises et ce qui sort du cadre de la commande publique et doit rester étranger aux critères de sélection des offres, aux spécifications techniques, aux conditions d’exécution ou à d’autres aspects de la pratique contractuelle. Or l’enjeu du respect de cette limite est majeur, puisque la prise en compte de considérations inappropriées expose les contrevenants à des sanctions juridiques qui peuvent même, en cas de favoritisme, affecter leur situation personnelle.
Comment, dès lors, espérer une audace suffisante ? Bien entendu, comme souligné plus haut, l’on ne part pas d’une page blanche : la jurisprudence européenne et nationale, ainsi que les guides officiels du ministère de l’Economie, s’efforcent de baliser de mieux en mieux la rencontre entre valorisation de la RSE des entreprises et respect du droit de la commande publique. D’ores et déjà, au titre de la prise en considération des caractéristiques environnementales des offres, l’interprétation officielle de la nouvelle réglementation évoque plusieurs exemples : prise en compte des coûts liés à la consommation d’énergie ou d’autres ressources, des coûts de collecte et de recyclage, des externalités environnementales aux différentes étapes du cycle de vie des fournitures, services ou travaux commandés…( DAJ du ministère de l’Economie, fiches explicatives sur « Les mesures commande publique de la loi n° 2021-1104 du 22 août 2021 dite Climat et résilience » ; « guide sur les aspects sociaux de la commande publique » ; et communiqué de presse « le décret d’application de l’article 35 de la loi climat est publié » ).
A votre sens, faudrait-il déjà aller plus loin dans l’obligation de prendre en compte les démarches RSE dans la règlementation de la commande publique ?
Comme à chaque étape de l’ouverture de l’action publique à la prise en compte des enjeux sociaux et environnementaux, le nouveau dispositif est suspect : n’est-il pas trop timide ? Ne s’agit-il pas de simple green washing ? A vrai dire, s’il va de soi qu’il faut se montrer exigeant en la matière, il n’est pas certain qu’aller plus loin soit envisageable, en raison de deux réserves importantes.
En premier lieu, il ne faudrait pas que l’intégration de l’objectif de développement durable serve de prétexte à la méconnaissance des règles essentielles qui doivent continuer à guider les acteurs publics lorsqu’ils passent leurs contrats, en particulier l’égalité de traitement des candidats, la liberté d’accès à la commande publique et la transparence des procédures. Par exemple, autoriser la prise en considération de la performance des entreprises en matière de RSE sans exiger que les éléments pris en considération présentent un quelconque lien avec l’objet du contrat ou en autorisant la prise en compte d’aspects excessivement subjectifs exposerait les entreprises à un risque important de partialité et de concurrence inéquitable : pour que le jeu demeure loyal, mieux vaut continuer d’encadrer les choix publics par des contraintes objectives, en les contraignant à choisir le cocontractant répondant objectivement le mieux au besoin public exprimé.
En second lieu, comme l’ont souligné d’éminents économistes, il serait probablement naïf de penser que l’on peut efficacement instrumentaliser la commande publique pour la mettre au service d’objectifs de portée générale. Il est très louable que la loi permette des achats publics citoyens, incluant dans les critères de choix la contribution des entreprises au bien commun. En revanche, déconnecter la commande publique de la réalité économique, pour en faire un levier d’autres politiques publiques, serait aller trop loin. Efficace pour de courtes périodes de relance, une telle pratique serait probablement vaine et même dangereuse à long terme – l’on peut, en la matière, raisonner par analogie avec l’instrumentalisation d’une entreprise publique par l’Etat lorsqu’il perd de vue ses responsabilités d’actionnaire. Autrement dit, même si la tentation est grande compte tenu de l’importance économique de la commande publique (un budget annuel estimé en 2021 à près de 100 milliards d’euros HT), l’utiliser comme un levier pour d’autres politiques publiques serait un faux progrès. La modification récente du code de la commande publique, bien que novatrice, fait dès lors preuve d’une modération judicieuse.
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