Par Jacques Chevallier, Professeur émérite de l’Université Panthéon-Assas (Paris 2)CERSA-CNRS

L’Agence, procédé d’autonomisation des services administratifs

L’appellation d’agence tend à être donnée à l’ensemble des organismes situés en marge de l’appareil administratif, qui disposent d’un statut d’autonomie pouvant aller jusqu’à l’octroi de la personnalité morale. L’établissement public est depuis longtemps en France l’illustration privilégié d’une politique qui permet à l’administration de gérer les missions qui lui sont imparties par la spécialisation ; mais d’autres formules répondant à cette même logique, telles que les « groupements d’intérêt économique » (GIE), se sont développées au fil du temps. Le vocable d’agence s’appliquera tant aux « opérateurs publics d’État » (OPE), au sens de la comptabilité budgétaire, qu’aux « opérateurs divers d’administration centrale » (ODAC), au sens de la comptabilité nationale. Dans un rapport de 2012, l’Inspection générale des Finances utilise ainsi « le terme générique d’agence » pour qualifier les diverses entités contrôlées et financées majoritairement par l’État qui exercent pour son compte des missions de service public non marchand, qu’elles soient ou non dotées de la personnalité juridique, leur nombre étant évalué à 1244.

L’utilisation nouvelle d’un vocable d’inspiration anglo-saxonne pour qualifier un processus ancien de spécialisation n’est pas indifférente : l’agence est censée disposer d’une autonomie renforcée par rapport aux établissements publics classiques, assortie de l’établissement de relations contractuelles avec l’État prévoyant la clarification des objectifs, l’allocation des moyens et le contrôle des résultats. La circulaire du 26 mars 2010 est venue préciser les conditions d’un « pilotage stratégique des opérateurs de l’État » passant par la signature d’un contrat de performance.

La critique actuelle des agences cible en tout premier lieu ce processus d’éclatement des structures administratives qui aurait été poussé trop loin : une rationalisation du paysage de ces opérateurs a bien été opérée au cours des dernières années, les OPE passant de 649 en 2008 à 438 en 2023 ; il est préconisé de poursuivre cet effort en vue d’assurer une plus grande cohérence à l’action publique. Mais le vocable d’agence est aussi doté d’un sens plus précis.

L’Agence, instrument d’une nouvelle gouvernance publique

La promotion de la formule de l’agence est étroitement liée à la diffusion en France de la doctrine du New Public Management (NPM) qui en a fait l’un des points cardinaux d’une « nouvelle gouvernance publique ». Reposant sur la distinction des fonctions « stratégiques » et « opérationnelles », l’existence d’agences autonomes est censée être un vecteur d’efficacité administrative, grâce à la responsabilité des gestionnaires. En contrepartie des engagements pris en matière d’objectifs et d’une évaluation périodique des résultats obtenus, ceux-ci se voient accorder des marges de manœuvre en vue d’améliorer leurs performances.

C’est cette perspective que retient le Conseil d’État dans un rapport de 2012. Récusant l’assimilation des agences aux opérateurs, il retient une définition restrictive, combinant deux critères : l’autonomie et « l’exercice d’une responsabilité structurante dans la mise en œuvre d’une politique publique nationale », ce qui conduit un nombre beaucoup plus réduit de 103 agences. Quatre critères sont, à ses yeux, de nature à justifier la création d’une agence : l’utilité d’une spécialisation, la nécessité d’une expertise, l’exigence de partenariat, le souci d’éviter une politisation. Répondant à son invitation, une circulaire du 9 avril 2013 a repris ces divers critères, afin de limiter la création de nouvelles agences mais aussi pour tenter de rationaliser les organismes existants. La formule de l’agence a fait l’objet d’une large utilisation, notamment dans le domaine de la santé (telle que l’ANSM) ou l’environnement (ADEM) ; instrument d’une nouvelle gouvernance du sport, la création en 2019 d’une « Agence nationale du sport » (ANS) a ainsi cherché à rendre le modèle français plus efficient, notamment dans la perspective de la tenue des Jeux olympiques.

Les vertus présumées de ce modèle d’agence sont cependant contestées : l’existence d’agences spécialisées tendrait à complexifier les circuits administratifs et à favoriser la dilution des responsabilités. Entraînant une coupure entre les autorités chargées d’arrêter les orientations et les organismes qui sont responsables de leur mise en œuvre, elle conduirait à une sorte de « gouvernement à distance ». Les autorités de régulation indépendantes constituent encore un autre type d’agence.

L’Agence, moyen de régulation indépendante

L’apparition en 1978 de la formule des « autorités administratives indépendantes » (AAI) a traduit l’acclimatation en France de la formule des « Independent Regulatory Agencies » (IRA) qui a été l’un des instruments privilégiés de l’interventionnisme public aux Etats-Unis : instituées par le Congrès, les IRA sont dotées, à la différence des « Agences exécutives », d’un statut d’indépendance par rapport au Président. Investies d’une fonction de régulation, les AAI sont chargées d’encadrer le jeu des relations économiques ­- telles l’ « Autorité de régulation des communications électroniques et des postes » (ARCEP) ou la « Commission de régulation de l’énergie » (CRE) -, ou la protection des libertés ­- telle l’ « Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique » (ARCOM) -, en concentrant entre leurs mains un ensemble de pouvoirs traditionnellement dissociés ; et elles bénéficient d’une indépendance, passant par l’octroi de garanties organiques et fonctionnelles. Le prolifération de ces autorités a été assortie d’un mouvement de diversification croissante concernant leur domaine d’activité, leur composition, leurs pouvoirs et leur statut, certaines d’entre telles ayant été dotées de la personnalité morale (« autorités publiques indépendantes ») et le Défenseur des droits, créé en 2011, ayant été qualité d’« autorité constitutionnelle indépendante ». L’adoption d’un statut général (20 janvier 2017) a eu pour ambition de mettre fin à l’empirisme et au pragmatisme qui ont présidé à leur développement : fixant la liste de ces autorités (26), le texte établit un ensemble de règles communes concernant l’organisation, la déontologie, les conditions de fonctionnement et les modalités du contrôle parlementaire.

Les autorités de régulation indépendantes constituent un type très particulier d’agences publiques, en raison de leur statut qui leur est conféré et des pouvoirs dont elles disposent : à travers elles, certaines fonctions étatiques vont être mises à l’abri de l’ingérence des gouvernants et assurées par des instances dont la légitimité repose sur l’idée de « compétence » voire d’ « autorité morale ». Leur institution a toujours été controversée, en tant qu’entorse au principe démocratique qui implique que la puissance de l’État soit exercée sous l’autorité et le contrôle des élus. Modifiant la relation entre l’État et la société et contribuant au respect de l’État de droit, leur remise en cause constituerait cependant une incontestable régression au regard de la protection des libertés publiques.