Financement privé de la défense : les outils à la disposition de la base industrielle et technologique de défense (BITD)
Les Européens ont pris conscience qu’ils devaient augmenter significativement leurs budgets consacrés à la défense. Toutefois, comme la plupart des États sont déjà lourdement endettés, il revient au secteur financier privé de prendre sa part grâce à l’investissement ou au crédit, lesquels peuvent provenir des banques ou des fonds d’investissement.
Par Sébastien Neuville, Professeur des Universités (École de droit de l’Université Toulouse Capitole & École de droit de Sciences Po Paris)
Est-ce que les entreprises de la BITD sont suffisamment solides ?
Les entreprises de la BITD sont de deux sortes. Les unes sont des groupes (Thales, Safran, Airbus, Dassault, Naval Group, Arquus, MBDA ou encore KNDS, ex-Nexter) qui ont permis à la France d’être le deuxième exportateur d’armes entre 2020 et 2024. Les autres sont des petites et moyennes entreprises (PME) ou des entreprises de taille intermédiaire (ETI) au nombre de 4.500 environ réalisant 30 milliards d’euros de chiffre d’affaires. Ces dernières sont clairement en manque de fonds propres. Le risque est qu’elles doivent se tourner vers des solutions extra-européennes et qu’elles perdent leur indépendance. Pour éviter que des fonds étrangers rachètent des sociétés de la BITD, le ministère de la Défense a créé deux fonds, Definvest et Innov’Défense, mais jusqu’à présent les sommes allouées à ces fonds étaient de faible montant. Par ailleurs, les introductions en Bourse (IPO) sont à l’heure actuelle de plus en plus rares et, avec une IPO, il existe un risque certain de prise de contrôle, sauf si des pactes d’actionnaires peuvent être conclus, par exemple avec Bpifrance. Les fusions entre différentes sociétés de la BITD semblent plus réalistes. Cela pourrait permettre d’enclencher la consolidation d’un marché européen encore morcelé, permettant aux entreprises de pouvoir répondre à l’accroissement de la commande publique. Il y a déjà quelques exemples comme celui de l’entreprise franco-allemande KNDS, spécialisée dans la fabrication de chars, qui a d’abord essayé de se rapprocher de l’entreprise italienne Leonardo avant de se tourner vers le fabricant d’engrenages de chars Renk.
Est-ce que les fonds d’investissement sont prêts à intervenir ?
Dès lors que certaines contraintes liées au critères environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) sont levées, l’écosystème est clairement prêt à participer au financement via des fonds d’investissement. D’ailleurs, l’AMF a récemment mis en place une procédure accélérée d’agrément. Ainsi, Amundi, BNPP AM et Natixis IM devraient lancer prochainement plusieurs fonds d’investissement axés sur la défense européenne. Il existe aussi des fonds spécialisés comme le fonds Eiréné créé par Weinberg Capital Partners. De même, les assureurs pourraient intervenir davantage dans ce secteur car, à la fin de l’année 2023, seuls 4,5 milliards d’euros étaient consacrés au secteur de la défense alors que l’assurance-vie permet de mobiliser 2.000 milliards d’euros d’encours. L’une des possibilités serait de s’appuyer sur la réussite du financement de la tech par les assureurs à l’image de ce qui a été fait avec l’initiative Tibi, lancée en 2019 par Bruno Le Maire et l’économiste Philippe Tibi. Il faut aussi signaler l’existence du fonds de capital-investissement, baptisé “Bpifrance Défense”, réservé aux particuliers et destiné aux secteurs de la défense et de la cybersécurité avec un objectif de collecte de 450 millions d’euros.
Pour attirer l’argent des particuliers, un exchange traded fund (ETF) européen a été créé par la société de gestion WisdomTree et il est commercialisé en France depuis mars 2025, alors qu’il était déjà coté en Bourse à Francfort, à Milan et à Londres. Il est composé uniquement d’entreprises de défense européennes, alors que d’autres ETF Défense intègrent majoritairement des sociétés américaines.
Les fonds peuvent aussi intervenir en prêtant de l’argent au secteur. C’est ce que l’on appelle les fonds de dette. Par exemple, Sienna IM a annoncé lever jusqu’à 1 milliard d’euros pour soutenir en crédit les PME et ETI de la défense.
Est-ce que les banques prêtent assez aux entreprises ?
Depuis la guerre en Ukraine, les banques sont plutôt disponibles pour prêter de l’argent au secteur de la défense. Les banques françaises participent d’ailleurs activement aux crédits syndiqués permettant le financement des projets d’envergure. Pour la masse des PME et ETI de la BITD, les difficultés à obtenir du crédit sont en réalité les mêmes que pour l’ensemble des autres PME et ETI. Pour faciliter encore plus l’obtention de crédits, une garantie publique pourrait éventuellement être mise en place, à l’instar des crédits garantis du département de la défense américain. Plus efficacement, des fonds de garantie régionaux pourraient être développés car ils présentent l’avantage de se situer au plus près du terrain. Par exemple, la région Hauts-de-France réfléchit à un dispositif permettant d’aider les sous-traitants du secteur de l’armement sur le modèle du Fonds régional de garantie (FRG) qu’elle a déjà mis en place. Ce modèle pourrait être étendu aux autres régions dans lesquelles se trouvent l’essentiel de la BITD.
Par ailleurs, il serait très opportun de susciter la mobilisation des créances et, plus précisément, de promouvoir l’affacturage inversé. Le reverse factoring est négocié directement par le grand groupe avec un factor au profit de l’ensemble de ses fournisseurs. Il permet d’obtenir des conditions de financement plus avantageuses. Des groupes comme Airbus, Thalès ou Dassault pourraient proposer ce procédé à leurs sous-traitants, comme le font déjà Danone ou Carrefour avec leurs fournisseurs. Le reverse factoring est la réponse idéale pour renforcer les liens entre tous les acteurs industriels du secteur de la défense.
Il faut enfin ajouter que les grandes banques françaises interviennent aussi en tant qu’arrangeurs pour des émissions obligataires dans le secteur de la défense. Cela montre la grande adaptabilité du secteur financier. En effet, si les fonds d’investissement peuvent devenir des fonds de dette, les établissements de crédit jouent aussi un rôle crucial pour accompagner les émetteurs de titres de créance.