Par Claude Blumann, Professeur émérite de droit public de l’Université Paris-Panthéon-Assas

D’où vient juridiquement le mandat d’Ursula von der Leyen pour négocier des accords commerciaux ?

Si la Commission entend banaliser cet accord douanier, en le présentant comme un nouveau partenariat commercial s’ajoutant aux 76 existants, il reste que de nombreux mystères persistent sur le plan juridique, notamment quant à sa nature juridique. Il n’est pas sûr que les qualifications d’accord de libre-échange ou de partenariat, d’ailleurs issues de la pratique, conviennent, mais concrètement la qualification d’accord de commerce et d’investissement fondé sur les articles 206 et 207 du TFUE semble la plus proche de la réalité. Il est certain en revanche que de tels accords relèvent comme l’ensemble de la politique commerciale commune de la compétence exclusive de l’Union (art. 3 § 1er point c du TFUE), ce dont il résulte que les États membres ne peuvent plus légiférer ni conclure des accords dans ce domaine (art. 2 § 1er TFUE).

Décrite aux articles 207 et 218 du TFUE, la procédure de conclusion des accords de commerce fait de la Commission l’organe central de négociation. Elle est seule habilitée pour ce faire.      Mais elle ne dispose pas d’une totale liberté. Il lui appartient en effet de présenter des recommandations au Conseil qui l’autorise à ouvrir les négociations nécessaires.  Une fois ouvertes, la Commission conduit la négociation, durant laquelle le membre de la Commission (vice-président ou simple commissaire) chargé de la politique commerciale commune et de « la sécurité économique » joue un rôle important (aujourd’hui le Slovaque Sefcovic, un   « ancien » de la Commission et très proche collaborateur de la Présidente), assisté en cela d’une direction générale très expérimentée. En outre la Commission doit se plier à plusieurs contraintes :  le Conseil peut lui adresser des directives de négociation et elle doit consulter un comité spécial désigné par le Conseil et formé le plus souvent des chefs de délégation des États membres accrédités auprès de l’Union (le Coreper). Les recommandations et les directives du Conseil font souvent l’objet de critiques, en raison de leur opacité ou de leur imprécision, laissant ainsi une marge de manœuvre considérable à la Commission. Celle-ci répond par la nécessaire souplesse et la relative confidentialité qui doit entourer toute négociation internationale.

S’agissant de l’accord de Turnberry, la confidentialité l’a emporté sur toute autre considération : la position de la Commission a fait l’objet de plusieurs réunions au sein de la DG commerce (notamment les 26 juin et 10 juillet 2025), mais dont le contenu est resté secret. Le collège des commissaires a fait le point sur l’accord dans sa réunion du 28 juillet 2025 mais les ordres du jour et les comptes-rendus restent également secrets.  Malgré tout, de nombreux éléments de l’accord restent à négocier (produits agricoles, pharmaceutiques, vins et spiritueux, etc.). Une    négociation complémentaire qui incombera également à la Commission, même si l’on imagine qu’à ce stade, les États membres intéressés et les secteurs économiques concernés seront étroitement associés aux délibérations.

Quel rôle pour le Conseil et le Parlement européen ?

La conclusion (stricto sensu) d’un accord de commerce relève du Conseil. Pour toutes les opérations qui viennent d’être décrites (ouverture des négociations, adoption de directives), il statue à la majorité qualifiée. Il en va de même pour l’autorisation de signature laquelle relève formellement de la Commission, et pour la décision de conclusion qui vaut engagement définitif de l’UE. L’unanimité est requise lorsqu’il s’agit d’accords portant sur les services culturels ou les services sociaux (exception culturelle et sociale française), ce qui ne devrait pas être le cas pour l’accord de Turnberry. Il importe cependant de ne pas s’illusionner sur le vote à la majorité qualifiée. Si le traité de Lisbonne a promu ce mode de votation au rang de règle de principe, l’atteindre n’est pas toujours chose aisée (55 % des États membres représentant 65 % de la population de l’Union), notamment pour les questions politiques ou politisées ou celles pour lesquelles les intérêts des États membres sont ou restent très divergents. En l’occurrence si l’Allemagne et l’Italie (les deux principaux exportateurs UE vers les USA) et la plupart des pays d’Europe centrale et orientale (qui n’ont d’yeux que pour les USA) acceptent l’accord, la position française (bien qu’encore inconnue à ce jour) et peut-être espagnole est beaucoup plus critique.

Les réactions françaises sont très critiques non seulement en raison du « diktat » imposé par les Etats-Unis mais aussi des retombées négatives pour l’économie nationale. Certains responsables politiques n’ont pas hésité à parler de véto pour bloquer tout accord, faisant certainement référence au fameux « compromis de Luxembourg » de 1966. A l’époque, le Général de Gaulle s’était vivement opposé à un projet de réglementation risquant de pénaliser l’agriculture française. La France a évoqué de nouveau ce texte lors des négociations commerciales internationales du GATT, puis de l’Organisation mondiale du Commerce (OMC 1994-1995), mais sans suite concrète. Recourir au véto suppose néanmoins qu’un État membre puisse invoquer des « intérêts très importants ». De l’avis général ce texte à la valeur juridique incertaine est tombé en désuétude. L’invoquer aujourd’hui constituerait certainement « un coup de massue » sur une Europe déjà fragilisée, ce qui paraît peu concevable de la part du Président Macron, qui se pose depuis l’origine comme un Européen convaincu.  En revanche, l’exécutif français pourrait chercher à constituer une minorité de blocage, qui permet de contrer un vote à la majorité qualifiée si « un minimum de membres du Conseil représentant plus de 35 % de la population de l’Union plus un membre » s’oppose au projet. Atteindre ce chiffre (trois ou quatre grands États plus un moyen ou petit) suppose néanmoins une action diplomatique très persuasive de la France.

A défaut, une opposition pourrait-elle venir du Parlement européen ? On peut en douter compte-tenu des faibles pouvoirs juridiques du Parlement européen en ce domaine. Bien que représentant des citoyens européen qui sont aussi des consommateurs, il est simplement consulté sur les accords de commerce, avec une légère amélioration en ce sens que selon l’article 207 § 3 TFUE, la Commission doit informer régulièrement le Parlement européen sur l’état d’avancement des négociations. Ceci permet un certain contrôle a priori du Parlement européen, alors que la consultation, qui n’a pas de caractère contraignant n’est exercé qu’a posteriori.

De quelle latitude disposent les États désormais ?

Les États membres en tant que tels n’ont aucun pouvoir d’approbation ou de ratification de l’accord conclu (ce qui équivaudrait en réalité à une unanimité). La politique commerciale commune, laquelle englobe les investissements directs étrangers, relevant de la compétence exclusive, confère au Conseil (en sa qualité d’institution de l’Union) le pouvoir de décision. Pourrait-on plaider cependant en faveur d’une compétence partagée sur certains points, ce qui nécessiterait alors une approbation de chaque État membre selon sa procédure constitutionnelle interne ? On parle alors d’accord mixte.  Compte tenu de ce que l’on sait actuellement du contenu de l’accord de Turnberry, seule l’énergie figure parmi les compétences partagées. Mais l’article 194 TFUE autorise l’Union à intervenir pour assurer la sécurité des approvisionnements énergétiques dans l’Union… A supposer même que les conditions d’un accord mixte soient réunies (peu probable en réalité), une pratique confirmée par la Cour de justice de l’UE, s’est imposée selon laquelle on peut dissocier (soit deux accords distincts) ce qui relève de la compétence exclusive de l’UE (droits de douane, investissements), qui peut entrer en vigueur dès la conclusion et ce qui relèverait d’une compétence partagée. Ce second accord exigerait l’unanimité et pourrait donc entrer en vigueur des mois voire des années plus tard. (hypothèse évoquée pour le Mercosur).

Si les États membres ne peuvent en tant que tels s’opposer à la conclusion de l’essentiel de l’accord de Turnberry, ils jouent un rôle déterminant au stade de sa mise en œuvre. On entre ici dans le domaine de l’exécution qui relève d’un partage subtil entre les institutions de l’Union et les États membres. La compétence exécutive appartient en principe selon l’article 291 TFUE aux États membres. C’est un principe constitutionnel fondamental de l’Union selon lequel administrations nationales sont les agents d’exécution du droit de l’Union (principe issu du fédéralisme allemand). A ce titre, les États membres peuvent agir unilatéralement (décrets, arrêtés) pour faciliter la mise en œuvre sur leur territoire d’accords conclus par l’UE. Concrètement, ce sont les administrations nationales de douanes qui veillent à la délivrance des documents requis et à la taxation des produits étrangers entrant dans le « territoire » de l’Union.

Mais la Commission dispose aussi d’une compétence exécutive lorsque selon l’article 291 § 2 des conditions uniformes d’exécution des actes juridiquement contraignants (en l’occurrence les accords de commerce) sont nécessaires et que l’accord le prévoit formellement. Dans la grande majorité des cas, la Commission se voit habilitée, sous forme de règlement ou directives d’exécution à adopter les mesures requises en suivant une procédure dite de « comitologie », qui signifie qu’avant de statuer elle doit recueillir l’avis, plus ou moins contraignant, selon les cas, de comités formés de représentants des États membres. En matière de politique commerciale commune, s’applique depuis le règlement n° 182/2011 du 16 février 2011, la procédure dite « d’examen » qui permet à ces comités se prononçant à la majorité qualifiée, d’approuver ou de rejeter les mesures envisagées par la Commission. Mais dans des cas dits « spécifiques », le Conseil peut se voir doté de cette compétence exécutive, ce qui conduit indirectement à réintroduire les États membres. Mais à défaut de précision contraire, le Conseil statue dans ce cas de figure à la majorité qualifiée.

S’agissant de l’accord de Turnberry, et compte tenu de la sensibilité de la matière et à supposer que cet accord soit conclu, il y a fort à parier que pour certaines questions, le Conseil dans la décision de conclusion (qui a la qualité d’acte juridique de l’Union) se réservera en totalité ou en partie l’exercice de cette compétence de mise en œuvre. Une rivalité à ce stade peut naître entre ce que l’on appelait autrefois les deux exécutifs de l’Union ou le tandem Commission-Conseil.