Un cartel des sandwichs sanctionné par l’Autorité de la concurrence !
Par Emmanuelle Claudel, Professeur à l’Université Paris 2 Panthéon-Assas, Directrice du master Droit européen des affaires et de la concurrence.
Par Emmanuelle Claudel, Professeur à l’Université Paris 2 Panthéon-Assas,
Directrice du master Droit européen des affaires et de la concurrence
Le 24 mars 2021, l’Autorité française de la concurrence a sanctionné un cartel ayant duré 6 ans entre les trois plus grands producteurs français de sandwichs commercialisés en grande surface sous marque de distributeurs et dans les stations-services. Ce cartel frappe une nouvelle fois le secteur agroalimentaire (après l’affaire du porc charcutier, des produits laitiers, des compotes ou des farines, etc.), décidément sujet à collusion en France et en Europe.
Qu’est-ce qu’un cartel ?
Toutes les ententes ne sont pas qualifiées de cartel. Un cartel est une entente secrète entre concurrents, qui porte sur les principaux paramètres de la concurrence : des concurrents se coordonnent pour fixer en commun des prix, se répartir des marchés, etc. Il s’agit de la forme la plus grave d’entente, qualifiée d’injustifiable par l’OCDE, car elle aboutit à augmenter les prix (en moyenne de 15% selon les économistes) au détriment notamment des PME et des consommateurs. Ils sont pour cela sanctionnés avec la plus grande sévérité par les autorités de concurrence. On en trouve dans tous les secteurs (l’automobile, la sidérurgie, la banque, l’hygiène, l’agroalimentaire, etc.).
En l’espèce, l’entente unissait les principaux fabricants de sandwichs industriels vendus sous marque de distributeurs (MDD), à savoir Daunat, LTA et Roland Monterrat. Ceux-ci sont accusés d’avoir, à l’issue d’une guerre des prix considérée comme ravageuse pour le secteur, convenu entre eux un pacte de non-agression accompagné d’échanges préalables aux appels d’offres que lance régulièrement la grande distribution (Carrefour, Leclerc, Lidl, etc.) pour attribuer les linéaires de leurs magasins. Les échanges avaient précisément pour but de se répartir les marchés, en recourant à des offres de couverture ou autres artifices destinés à maquiller leurs pratiques.
Comment un tel cartel a -t-il pu dès lors été découvert ? C’est là qu’entre en jeu la procédure de clémence.
Qu’est-ce que la clémence ?
La clémence est une procédure d’origine américaine, importée en Europe où elle est très développée puis introduite en France en 2001. Elle est aujourd’hui bien installée dans le paysage français (on dénombre aujourd’hui 16 décisions rendues à la suite d’une telle procédure), après une phase d’acclimatation et de résistance.
Cette procédure consiste à offrir une récompense aux membres d’un cartel qui prendraient l’initiative de dénoncer celui-ci. En effet, la première entreprise qui porte le cartel à la connaissance de l’autorité peut, à certaines conditions (dont une pleine collaboration à l’enquête qui va suivre), prétendre à une immunité totale de sanction. Cette récompense peut s’avérer irrésistible et ainsi générer une « économie de l’inquiétude » de nature à déstabiliser les cartels. Ainsi que l’écrit l’autorité française, « Les entreprises doivent ainsi avoir conscience que la menace peut aussi venir « de l’intérieur » et elles ont par conséquent tout intérêt à agir à temps pour se protéger ».
Mais le premier à dénoncer (demandeur de rang 1) n’est pas le seul susceptible d’être récompensé car une première demande de clémence est généralement suivie d’autres. Il existe deux explications à cela. La première est qu’une entreprise qui fait une démarche de clémence ne sait pas, au moment où elle prend contact avec une autorité de concurrence, si elle est la première à le faire. Elle peut donc avoir la désagréable surprise de constater qu’elle a été devancée et qu’elle est donc de rang inférieur. La seconde est que le premier demandeur de clémence est tenu d’apporter toute une série d’informations sur le cartel : son champ matériel et géographique, sa durée, et, bien sûr, ses membres, clairement identifiés. Ces informations vont permettre à l’autorité de la concurrence d’effectuer ensuite des perquisitions dans les locaux des autres cartellistes, en sachant précisément où chercher et quoi chercher. Ces perquisitions provoquent généralement des demandes de clémence en cascade chez les entreprises visitées. Ces demandes, par hypothèses plus tardives, sont susceptibles de donner lieu à une récompense pouvant aller jusqu’à une réduction de 50% de la sanction normalement encourue, et ce à condition que les nouvelles contributions apportent une « valeur ajoutée significative » par rapport aux informations et preuves déjà en possession de l’autorité. Plus l’on arrive tard, moins les révélations sont susceptibles d’intéresser celle-ci, et moins les récompenses offertes sont importantes. En France, le second demandeur de clémence peut prétendre à une réduction comprise entre 25 et 50%, le troisième à une réduction comprise entre 15 et 40%, et les suivants bénéficieront d’une réduction maximum de 25%… Le temps joue donc contre les entreprises et provoque ce que l’on appelle une « course à la clémence ».
L’affaire des sandwichs en constitue une bonne illustration. Le premier demandeur, Roland Monterrat, a obtenu l’immunité totale. Mais le rang 2 a été revendiqué par chacun des deux autres protagonistes, leur prise de contact avec la conseillère clémence (expert dédié à la mise en œuvre du programme) se tenant « dans un mouchoir de poche » : le 15 septembre à 12h44 pour LTA et le même jour à 14h29 pour Daunat. Cette dernière prétendit avoir été désavantagée par le fait que les opérations de visite et saisies avaient eu lieu plus tard dans ses locaux, lui occasionnant « une perte de chance » (dixit) de demander la clémence avant LTA. En l’espèce, les réductions obtenues n’ont cependant pas été très différentes (35% pour LTA, 30% pour Daunat) car Daunat avait amené des informations plus intéressantes.
Quelles sont les sanctions encourues par les membres d’un cartel ?
En théorie, les membres d’un cartel s’exposent, si l’on fait abstraction de la clémence, aux mêmes sanctions que n’importe quelle entreprise ayant enfreint le droit de la concurrence : le plafond des sanctions, en droit européen et français, est de 10% du chiffre d’affaires mondial de l’entreprise. Différents paramètres expliquent cependant qu’ils soient, quant à l’amende finalement infligée, sanctionnés plus durement que d’autres contrevenants. D’une part, les cartels sont les ententes les plus graves qui soient et qui suscitent fréquemment d’importants dommages à l’économie. Or, ces deux paramètres sont pris en compte pour calculer la sanction. D’autre part, les cartels ont souvent une durée de vie assez longue (6 dans l’affaire des sandwichs), et la durée impacte fortement l’amende prononcée. Enfin, les participants directs à un cartel sont souvent des filiales de grands groupes, au sein desquelles la mère exerce un contrôle étroit. Dans cette hypothèse, c’est le groupe qui est considéré comme étant l’entreprise contrevenante. Les conséquences sont rudes : d’une part, le chiffre d’affaires qui sert d’assiette à l’amende n’est pas celui de la filiale mais celui du groupe ; d’autre part, si le groupe dispose d’une grande puissance financière, la volonté de conférer une fonction dissuasive à l’amende pousse les autorités de concurrence à appliquer un coefficient de majoration à l’amende.
Cela explique que les amendes prononcées dans les affaires de cartels atteignent des montants vertigineux. On peut citer en droit européen l’amende paroxystique de plus de quatre milliards d’euros prononcée dans l’affaire des camions, et cela ne s’arrête pas là car les contentieux se prolongent souvent au plan civil. Dans l’affaire des camions, des actions en réparation sont déclenchées tous azimuts de la part des transporteurs, souvent dans le cadre de recours collectifs…
La France n’est pas à la traîne. La plus grosse amende jamais prononcée en matière de cartels le fut en 2014, dans l’affaire des produits d’hygiène et d’entretien, pour un montant total de près d’un milliard d’euros. Si toutes les affaires n’atteignent pas ce montant, il est rare que l’amende ne se chiffre pas en plusieurs centaines de millions d’euros.
Dans ce contexte, l’amende infligée dans l’affaire des sandwichs peut apparaître comme modeste avec un montant total de moins de 25 millions d’euros, les entreprises concernées n’ayant pas la même puissance financière et le cartel ayant été considéré comme peu dommageable. Il y a fort à parier cependant que les protagonistes ont tout de même jugé l’amende douloureuse…
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