Les questions que doivent se poser les conseils d’administration de sociétés face à la pandémie Covid-19
Par Armand Grumberg, avocat, associé, Head of European M&A, François Barrière, avocat, French counsel, professeur à l’université Lumière Lyon 2 et Aurore Martinelli, avocate, Skadden, Arps, Slate, Meagher & Flom LLP.
Par Armand Grumberg, avocat, associé, Head of European M&A, François Barrière, avocat, French counsel, professeur à l’université Lumière Lyon 2 et Aurore Martinelli, avocate, Skadden, Arps, Slate, Meagher & Flom LLP>
Bien que différente par de nombreux aspects et évoluant rapidement, la pandémie mondiale du COVID-19 partage néanmoins certaines caractéristiques avec d’autres situations de crise à grande échelle auxquelles les conseils d’administration ont déjà été confrontés. Néanmoins, de nombreux directeurs généraux actuels, ainsi qu’une majorité des membres de conseils d’administration, n’ont jamais été confrontés à une crise économique, industrielle, nationale et internationale d’une telle ampleur.
La pandémie COVID-19 va révéler les compétences de gestion de crise des conseils d’administration de milliers de sociétés de toute taille, activité, et localisation, en France et dans le monde. Cette situation représente, pour la grande majorité des sociétés, et pour une durée qui demeure à ce jour indéterminée et indéterminable, de nombreux défis et risques qui auraient été inimaginables au début de la décennie.
Comment les mandataires sociaux peuvent-ils réagir face à cet environnement est une question clé.
Dans de telles circonstances, le rôle des conseils d’administration demeure de déterminer les orientations de l’activité de la société et de veiller au fonctionnement quotidien de la société. A ce titre, il est primordial pour les conseils d’administration d’exercer leur mission de supervision et de contrôle, afin d’appréhender les risques, tout en s’assurant que la direction générale, assistée des directions techniques et opérationnelles, examine et évalue les risques à court terme et long-terme engendrés par la pandémie, mais également les opportunités à saisir, et prenne des mesures adéquates pour assurer la continuité de l’activité et pour activer, en cas de besoin, les plans d’urgence et de continuité d’activité, tout en communiquant de manière appropriée. A cette fin, les conseils d’administration pourront procéder à tous les contrôles qu’ils jugent opportuns, et notamment recevoir de la direction générale toutes les informations qu’ils estiment nécessaires à l’accomplissement de leur mission, comme la loi le prévoit d’ailleurs expressément aujourd’hui[1] après avoir consacré la jurisprudence « Cointreau »[2].
Au moment opportun, les conseils d’administration devront consulter l’équipe de direction générale sur la manière dont elle gère la crise COVID-19, en contrôlant les données avérées et les postulats pris, et analyser ses impacts – à court et à long terme – sur la société et ses diverses parties prenantes (actionnaires, salariés, créanciers, etc.), ainsi que sur les projets de la société.
Bien qu’elles varient considérablement d’un secteur et d’une entreprise à l’autre, les questions que les conseils d’administration peuvent poser, et auxquelles les équipes de direction doivent être prêtes à répondre, relèvent pour l’essentiel de considérations financières et opérationnelles, lesquelles tendent parfois à se recouper.
Quels impacts financiers ?
Quels sont les impacts financiers à court et à long terme sur notre activité, d’après ce que nous pouvons déterminer à l’heure actuelle ? Quelles sont les « inconnues connues » les plus importantes qui affectent nos prévisions ? Quelle est l’évaluation de nos ressources en capital et notre situation de trésorerie ? Notre bilan est-il suffisamment solide pour résister à la crise ? Quelle est l’analyse de sensibilité à ce sujet ? Existe-t-il des lignes de crédit sur lesquelles nous pouvons et devons tirer maintenant ? Devrions-nous envisager la possibilité de supprimer ou de différer le paiement des dividendes déclarés, ou de suspendre ou de réduire les dividendes à l’avenir, afin de préserver notre trésorerie ? Si nous sommes vulnérables du point de vue des ressources en capital et des liquidités, quel est notre plan pour y faire face ? Inversement, si nous avons une trésorerie importante, devrions-nous envisager d’étendre notre programme de rachat d’actions ? S’agit-il d’une utilisation appropriée du capital dans l’environnement actuel ?
Quelles conséquences pour nos salariés et nos infrastructures ?
Quel est le statut de nos salariés et de nos infrastructures ? Certains de nos employés ont-ils déclaré avoir été testés positifs au coronavirus ? Sommes-nous en train de fermer des bureaux, des installations et/ou des infrastructures ? Recevons-nous des conseils d’experts en matière de santé – qu’ils soient internes ou externes – au moment de prendre ces décisions ? Envisageons-nous des licenciements ou des congés payés forcés ? Quels sont les impacts financiers à court et à long terme ? Y a-t-il des équipes qui travaillent à distance et certaines qui demeurent dans nos infrastructures ? Qu’avons-nous mis en place pour assurer la communication avec nos salariés ? Les mesures informatiques que nous avons mises en place, telles que les conférences téléphoniques ou les capacités de visioconférence, sont-elles efficaces ? Y a-t-il des aménagements que nous avons envisagés ou que nous devons envisager pour fournir un support informatique aux salariés travaillant à distance ou des ajustements temporaires concernant les heures supplémentaires ? Comment gérons-nous nos salariés travaillant à domicile (en particulier ceux qui ont maintenant des responsabilités de garde d’enfants, eu égard à la fermeture des écoles) ? Devons-nous adapter ou retarder les décisions relatives à la rémunération des cadres afin de garantir que nos politiques de rémunération sont adaptées à l’environnement actuel ? Avons-nous mis en place des plans d’urgence dans l’éventualité où un ou plusieurs de nos salariés clés contractent le coronavirus ? Qu’avons-nous fait pour rassurer les salariés et assurer leur bien-être ? Quels accords avons-nous mis en place avec les entrepreneurs ? Quels sont les retours que nous avons reçus de nos salariés ? Comment évaluons-nous et mesurons-nous si, dans la mesure du possible, nos salariés continuent d’être impliqués et productifs ?
Quelles conséquences sur les rémunérations ?
Quels seront les impacts de la crise sur la rémunération de nos salariés, notamment des cadres ? En particulier, comment concilier la politique des bonus, dont l’objectif est d’inciter et de conserver nos salariés via l’alignement sur les performances de l’entreprise et les objectifs stratégiques de l’entreprise, avec l’avenir de la société à court terme ? Quelles mesures sont mises en place pour fidéliser les salariés au sein de l’entreprise ? Comment répondre aux inquiétudes des salariés ? Des primes devraient-elles être versées en cas de continuité d’activité, en particulier sur site ?
Notre comité de rémunération doit-il prendre en compte la pandémie actuelle et proposer des solutions alternatives concernant notamment les conditions de performance liées à la rémunération des mandataires sociaux, qui sont probablement déjà affectées par l’état actuel du marché ? Les plans d’intéressement à long terme doivent-ils être repensés à la lumière de la pandémie ? Les mandataires sociaux qui le souhaitent peuvent-ils unilatéralement décider de réduire leur rémunération durant une période limitée ou renoncer au bénéfice d’actions qui auraient été attribuées ? Malgré le vote au titre du say on pay, quels sont les aménagements des rémunérations concernées envisageables ?
Quelles conséquences à anticiper au niveau de nos clients ?
Quel a été et continue d’être l’impact de la pandémie sur nos relations avec les clients ? Sommes-nous en mesure de continuer à nous acquitter de nos obligations contractuelles envers eux ? Comment traitons-nous les problématiques assimilables à de la force majeure au sein de la société ? Avons-nous communiqué avec nos clients sur la manière dont nous réagissons à la crise et dont nous continuons à répondre à leurs besoins ? Comment nos clients les plus importants ont-ils eux-mêmes subis cette situation ? Comment maintenons-nous nos engagements envers nos clients ? Y a-t-il des mesures que nous avons prises ou que nous pouvons prendre pour les aider à traverser cette crise ? Faut-il revoir certains contrats afin d’examiner d’éventuelles clauses de défaut ? Faut-il envisager de demander sans attendre la renégociation de certains contrats significatifs ?
Quelles conséquences sur les circuits de distribution ?
Quel a été l’impact de la crise sanitaire sur notre chaîne d’approvisionnement ? Pouvons-nous aider nos fournisseurs les plus importants à traverser cette crise ou au contraire devrions-nous nous en abstenir ? Sommes-nous confrontés à une pénurie de certains produits ou services ou à une augmentation des prix ? Avons-nous des alternatives ? Devons-nous, et pouvons-nous, mettre fin aux engagements des fournisseurs ou les réduire ? Devrions-nous réévaluer la structure de notre chaîne d’approvisionnement pour atténuer les risques futurs ?
Quels conséquences à anticiper à l’égard de nos actionnaires ?
Devrions-nous examiner s’il est approprié de retirer les résultats prévisionnels avant la publication de nos prochains résultats trimestriels ? Avons-nous prévu d’autres communications avec les investisseurs, qu’elle soit obligatoire en raison des dispositions législatives et réglementaires en vigueur, ou volontaire, avant la prochaine publication des résultats ? Quelle est notre stratégie de communication avec les actionnaires, les investisseurs et les analystes sur ce que nous savons, ce que nous faisons et ce que nous ne savons pas ? Avons-nous pris en compte les recommandations de l’AMF le cas échéant ? Devons-nous décaler notre assemblée générale annuelle ? Faut-il changer le calendrier usuel d’approbation de nos comptes sociaux ?
Quelle communication à adopter ?
Comment nous coordonnons-nous afin d’adopter une politique de communication cohérente ? Quels sont les messages essentiels que nous essayons de faire passer ? Suivons-nous les meilleures pratiques – communiquer rapidement, avec empathie, précision et franchise sur ce que nous savons et ne savons pas ? Sommes-nous en train de rassurer le public (nos clients notamment) sur les mesures que nous prenons et sur le fait que nous abordons les problèmes de manière proactive, sans nous engager à l’excès ni apporter de faux réconfort (et donc sans nuire à notre crédibilité) ? Quels retours avons-nous obtenu pour notre politique de communication ?
Quelles conséquences en termes de sécurité et de cybersécurité ?
Eu égard à la connectivité accrue des salariés due au travail à distance entraînant une fragilité certaine du système informatique des entreprises et une vulnérabilité aux activités délictuelles, quelles mesures avons-nous prises pour assurer la sécurité de nos installations informatique dans un environnement de travail à distance ? Quelles mesures devrions-nous prendre/avons-nous prises pour renforcer nos protocoles de cybersécurité, en ce compris la formation des salariés qui ne sont peut-être pas habitués à travailler à distance ? Comment gérons-nous la sécurité et la conservation des informations et des documents confidentiels des salariés dans une société dont les activités sont éparses au niveau national et/ou international ? Avons-nous besoin d’un expert externe pour nous aider dans cette tâche ?
À quelles aides étatiques la société est-elle éligible ?
Y a-t-il des programmes d’aide gouvernementale potentiels auxquels nous pourrions participer ou que nous pourrions aider à façonner ? Comment nous tenons-nous au courant de ces programmes au niveau national ou local ?
Quelles conséquences en termes d’activisme actionnarial et de défenses anti-OPA pour les sociétés cotées ?
Sommes-nous plus vulnérables aux pressions exercées par des activistes ou aux propositions de rachat visant à tirer profit de la situation actuelle ? Avons-nous des conseils (juridiques, financiers, etc.) et des plans d’urgence en place si cela devait se produire ? Disposons-nous d’un programme de surveillance de nos cours de bourses ? Notre programme de rachat d’actions est-il mobilisable ? Disposons-nous de défenses anti-OPA qui peuvent être activées rapidement si les circonstances le justifient ?
Quel suivi intra-groupe ?
Comment s’assurer de l’évolution de la trésorerie et de la situation des filiales ? Quelle communication adopter auprès des filiales ? Quelle coordination à adopter entre les entités du groupe ?
Conclusion
Les missions dévolues au conseil d’administration en situation de crise, même dans le contexte sans précédent provoqué par la pandémie mondiale COVID-19, restent inchangées en vertu de la loi française mais leurs mises en œuvre prennent un relief particulier. Un conseil d’administration sera d’autant plus efficace qu’il exerce sa mission de supervision de manière non-dépendante de la direction générale, ce qui se traduira notamment par une interaction accrue avec l’équipe de direction pour déterminer les orientations stratégiques de la société, et le contrôle attentif de leur mise en œuvre. Comme toujours, la boussole du conseil d’administration, dans sa prise de décision, se tournera vers la conformité à l’intérêt social de la société, sans négliger – dans une logique de responsabilité sociétale – l’intérêt plus large de ses actionnaires, ses salariés, ses créanciers et clients avec une attention accrue sur les aspects sociaux et environnementaux.
[1] Art. L. 225-35, al. 3 C. com.
[2] Com. 2 juillet 1985, Bull. IV, n° 203.
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