Les libertés et les mesures prises pour lutter contre la propagation du Covid-19 : une accoutumance aux régimes d’exception
Par Patrick Wachsmann, Professeur émérite à l’Université de Strasbourg, IRCM.
Par Patrick Wachsmann, Professeur émérite à l’Université de Strasbourg, IRCM
Le Covid-19 se propage avec une grande rapidité et ses conséquences pour certains patients sont extrêmement graves. Il n’en reste pas moins que la réaction des pouvoirs publics à cette pandémie entraîne des restrictions considérables aux droits et libertés, selon une logique qui évoque des souvenirs récents et douloureux. Les attentats terroristes du 13 novembre 2015 avaient entraîné le basculement de la France dans l’état d’urgence, ensuite systématiquement prolongé et auquel on n’avait mis fin qu’en intégrant dans le droit commun une partie des limitations aux libertés qu’il autorise (loi du 30 octobre 2017 renforçant la sécurité intérieure et la lutte contre le terrorisme).
Face au Covid-19, ont joué des réflexes du même type, à cette différence qu’en l’absence de régime dérogatoire préexistant, on en a improvisé un dit « état d’urgence sanitaire » (loi du 23 mars 2020 d’urgence pour faire face à l’épidémie de Covid-19). Le confinement mis en place sur l’ensemble du territoire national emporte une suspension de l’exercice de beaucoup de droits et libertés, d’une ampleur inédite à cette échelle. La levée du confinement s’accompagne de nouveaux dispositifs, eux aussi attentatoires aux libertés et toujours placés dans le cadre de l’état d’urgence sanitaire. Une telle situation nous paraît tristement révélatrice de l’état des libertés dans notre pays – le fait que des mesures identiques aient été prises ailleurs en Europe et dans le monde montrant seulement la dévalorisation générale qui affecte actuellement les libertés et le mimétisme auquel ne peuvent échapper les dirigeants.
Tout comme le Covid-19 se révèle particulièrement nocif lorsqu’il rencontre des pathologies préexistantes ou des systèmes immunitaires qui y sont spécialement sensibles, la détérioration massive des droits et libertés à laquelle nous assistons s’inscrit dans un contexte qui nous y exposait dangereusement. Les caractéristiques de l’État libéral, notamment la préférence systématique donnée à l’individu sur le groupe ou le principe de liberté, ont été mises à mal depuis plusieurs décennies, au point que François Sureau a pu intituler un ouvrage récent sur ce thème Sans la liberté (Tracts Gallimard, 2019). Sous l’effet de la peur, gouvernés et gouvernants, organes de décision et organes de contrôle ont consenti des limitations considérables aux libertés.
L’article 16 de la Constitution, jamais abrogé en dépit de la gravité de ses effets, perpétue une accoutumance aux régimes d’exception. De surcroît, il a été admis que de tels régimes pouvaient être instaurés par le législateur en plus de ceux que prévoit ou vise la Constitution : la décision du Conseil constitutionnel du 25 janvier 1985, loi relative à l’état d’urgence en Nouvelle-Calédonie, en ouvre la possibilité, au titre de l’article 34 de la Constitution. Mais l’état du droit commun lui-même n’incite guère à l’optimisme. Il suffit de jeter un regard en arrière sur l’évolution du régime des libertés en France pour prendre conscience d’un recul constant.
Les mouvements d’indignation suscités en 1981 par la loi « sécurité et libertés » ne se sont plus reproduits, quand bien même les dispositions de cette dernière apparaissent bénignes au regard de celles adoptées depuis. Les dispositions relatives aux étrangers, même demandeurs d’asile, n’ont cessé de se dégrader, précarisant leur situation, les livrant aux tracasseries administratives et au pouvoir discrétionnaire des autorités, la liberté individuelle est susceptible de nombreuses restrictions, souvent opérées dans des conditions indignes (en 2000, Louis Mermaz qualifiait les zones d’attente d’ « horreur de la République » – la situation n’a guère changé sur le plan sanitaire, comme le montrent des avis récents du Contrôleur général des lieux de privation de liberté et du Défenseur des droits), les perquisitions et saisies ont été facilitées dans de nombreux cas, les fichiers de police ont proliféré et ne cessent d’emmagasiner davantage d’informations, l’exercice de la mission de défense des personnes par les avocats est encadré dans des contraintes bureaucratiques qui le rendent plus difficile… Chacun a présents à l’esprit des exemples de la dégradation des libertés. Celle-ci s’opère souvent insidieusement, par petites touches, et obéit à un mouvement continu, qui a pour caractéristique de ne jamais se réparer, nonobstant les alternances politiques. Il suffit qu’apparaissent de nouvelles menaces : terrorisme meurtrier, pandémie, perturbations économiques, et la liste n’est pas exhaustive, pour que l’on cède immédiatement et sans débat approfondi sur les libertés.
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