Le droit local alsacien-mosellan à l’épreuve de l’affaire Millî Görüs
Par Jean-Éric Schoettl, Conseiller d’État honoraire, Ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel.
Par Jean-Éric Schoettl, Conseiller d’État honoraire, Ancien secrétaire général du Conseil constitutionnel
La subvention attribuée par la Ville de Strasbourg à l’association « Millî Görüs », pour l’édification d’une seconde grande mosquée dans cette commune fait débat. C’est l’occasion de revisiter les problèmes constitutionnels soulevés par le droit local alsacien-mosellan.
Le droit local permet-il aux collectivités territoriales d’Alsace-Moselle de subventionner la construction d’une mosquée ?
Le Conseil constitutionnel (n° 2012-297 QPC du 21 février 2013, cons 4) a jugé que ne s’appliquait pas, en Alsace-Moselle, la loi du 9 décembre 1905 « concernant la séparation des Églises et de l’État ». Est notamment inapplicable son article 2 qui énonce que « La République ne reconnaît, ne salarie ni ne subventionne aucun culte ».
En résulte-t-il pour autant que sont légales les subventions versées par les collectivités territoriales d’Alsace et de Moselle aux cultes non concordataires (évangéliques et musulmans) ? Que les collectivités publiques doivent se comporter de façon égalitaire à l’égard des divers cultes (anciens ou nouveaux) d’Alsace-Moselle en matière d’aides financières ? Que les associations servant de support à la vie de ces cultes doivent être traitées aussi libéralement que les autres associations de droit local ?
Telle est la position du ministre de l’Intérieur (qui demande l’annulation de la subvention sur un tout autre terrain). Les arguments ne manquent pas en faveur de cette thèse qui est à la fois simple, libérale et égalitaire. La pratique est par ailleurs en ce sens. Force est en effet de constater que les collectivités territoriales d’Alsace-Moselle subventionnent depuis longtemps les bâtiments de tous les cultes, que ce ceux-ci soient ou non « reconnus ».
Mais ce n’est pas si simple.
Notons, tout d’abord, que les textes régissant le doit local ne traitent que des cultes qualifiés de reconnus (catholique, luthérien, réformé, israélite). Les possibilités et obligations de financement de ces cultes par les collectivités territoriales sont fixées par un décret napoléonien de 1809 pour le culte catholique. Elles le sont par des textes similaires pour les trois autres cultes reconnus. Ces textes ont été actualisés par diverses décisions de l’autorité publique, notamment par l’Empire allemand pendant toute la période d’annexion (de 1871 à 1918).
Qu’en est-il pour les cultes dits « non reconnus » ? Répondre à cette question nécessite un examen des décisions du Conseil constitutionnel.
Par sa décision précitée du 21 février 2013, le Conseil rappelait clairement le caractère transitoire des dispositions maintenues après 1918, caractère ressortissant de tous les textes législatifs applicables. Le Conseil cite la loi du 17 octobre 1919 qui dispose que « Les territoires d’Alsace et de Lorraine continuent, jusqu’à ce qu’il ait été procédé à l’introduction des lois françaises, à être régis par les dispositions législatives et réglementaires qui y sont actuellement en vigueur ». La décision fait également référence à la loi du 1er juin 1924 en vertu de laquelle est « expressément maintenu en vigueur dans ces départements à titre provisoire l’ensemble de la législation locale sur les cultes et les congrégations religieuses ». L’ordonnance du 15 septembre 1944 précise elle aussi que les dispositions dérogatoires ne sont maintenues que « provisoirement ».
Toujours selon la décision du Conseil constitutionnel de 2013, les rédacteurs de la Constitution de 1946, puis ceux de 1958, en proclamant que la France est une « République laïque », n’ont « pas pour autant entendu remettre en cause les dispositions législatives ou réglementaires particulières applicables dans plusieurs parties du territoire de la République lors de l’entrée en vigueur de la Constitution et relatives à l’organisation de certains cultes ». Prenons garde à la formulation retenue : « Le constituant n’a pas entendu remettre en cause les dispositions législatives et réglementaires particulières » signifie « n’a pas entendu abroger ». Ce n’est pas synonyme de : « a entendu pérenniser », ni, moins encore, de : « a entendu constitutionnaliser ».
Le régime local, même maintenu à titre provisoire, ne peut-il être étendu à de nouveaux bénéficiaires au nom de l’égalité de traitement entre cultes ?
La jurisprudence du Conseil constitutionnel paraît s’opposer à pareille extension. Dans une décision SOMODIA (2011-157 QPC du 5 août 2011), le Conseil considère en effet que « à défaut de leur abrogation ou de leur harmonisation avec le droit commun, ces dispositions particulières (c’est-à-dire du droit local) ne peuvent être aménagées que dans la mesure où les différences de traitement qui en résultent (c’est-à-dire avec le droit national) ne sont pas accrues et que leur champ d’application n’est pas élargi ».
Si la justice administrative devait tirer toutes les conséquences de la décision SOMODIA, les collectivités territoriales d’Alsace-Moselle ne devraient subventionner ni l’édification, ni le fonctionnement d’édifices du culte non reconnus, car ce serait étendre le champ d’application du droit local qui, en matière de financement public des cultes, déroge au principe constitutionnel de laïcité.
La conséquence pratique serait que de telles subventions seraient illégales (y compris pour la Grande Mosquée Millî Görüs en 2021).
Toutefois, les subventions attribuées dans le passé aux cultes non « reconnus » (c’est-à-dire, pour l’essentiel, musulmans et évangéliques) resteraient acquises si elles n’ont pas fait l’objet d’une contestation dans les quatre mois suivant leur attribution. Ainsi en dispose l’article L 242-1 du code des relations entre le public et l’administration.
Y a-t-il un autre terrain pour censurer la subvention litigieuse ?
S’il ne censure pas par principe le subventionnement public des cultes non concordataires en Alsace-Moselle, il reviendra au juge administratif d’apprécier la légalité d’une aide financière versée par une commune à une association dont les agissements sont susceptibles de contrevenir à l’exigence d’intérêt général requise par le droit commun des aides publiques aux associations.
C’est, dans l’affaire Millî Görüs, ce à quoi le ministre de l’Intérieur invite le tribunal. Mais il n’est pas assuré que le juge fasse droit à cette demande d’annulation. L’attribution d’une aide à une association est en effet, en Alsace comme ailleurs, une prérogative discrétionnaire des collectivités territoriales, sauf contre-indication manifeste d’intérêt général. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle le projet de loi confortant le respect des principes de la République prévoit que l’association bénéficiaire d’une aide publique doive souscrire un « contrat d’engagement républicain ».
À supposer que la subvention accordée à l’association Millî Görüs soit jugée légale, la Ville de Strasbourg ne peut éluder une question morale et politique : est-il acceptable d’allouer des crédits publics à une obédience dont l’action traduit une ingérence étrangère et qui s’inspire d’une vision si radicale de la religion qu’elle refuse de ratifier la charte des valeurs de l’Islam de France ?
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