La grâce des leaders indépendantistes catalans : un pari bienvenu mais risqué
Par Olivier Lecucq, Professeur de droit public à l’Université de Pau et des pays de l’Adour, Directeur de l’Institut d’Etudes Ibériques et Ibéro-Américaines (UMR DICE 7813).
Par Olivier Lecucq, Professeur de droit public à l’Université de Pau et des pays de l’Adour, Directeur de l’Institut d’Etudes Ibériques et Ibéro-Américaines (UMR DICE 7813)
C’était une question en suspens depuis quelques mois et Pedro Sánchez, le chef du gouvernement espagnol, a tranché : il faut gracier les responsables catalans indépendantistes qui ont été lourdement condamnés (jusqu’à 13 ans de prison) pour avoir été à la manœuvre des événements sécessionistes, et séditieux, de l’automne 2017 (organisation d’un référendum d’autodétermination et déclaration d’indépendance en toute illégalité).
Par ce geste, décidé le 22 juin dernier, le président du Conseil espère offrir des conditions favorables au dialogue avec les nationalistes et ouvrir ainsi – enfin – la voie d’une solution politique à la crise qui ronge l’Espagne et la Catalogne depuis plus de dix ans. Rien n’est cependant moins sûr car la main tendue par l’État ne fera sans doute pas entendre raison au camp indépendantiste, toujours aussi décidé à transformer la Catalogne en État indépendant, pas davantage qu’il calmera le camp des « constitutionnalistes » qui n’envisagent pas une seconde la mise en cause de l’intégrité espagnole.
En quoi consiste la grâce ?
La grâce est prévue par l’article 62 de la Constitution espagnole du 27 décembre 1978 qui confère au chef de l’État, c’est-à-dire au roi, un certain nombre de prérogatives dont celle d’ « exercer le droit de grâce conformément à la loi, qui ne peut autoriser de grâces générales ». La loi dont il est question est celle du 18 juin 1870, modifiée à plusieurs reprises, qui établit les règles pour l’exercice du droit de grâce. Même si certains se sont interrogés sur l’existence d’une sorte de droit de véto de la part du monarque, il va de soi que le droit de grâce appartient en réalité au gouvernement qui peut, de manière partielle ou totale, décider d’accorder la grâce à certains condamnés.
Par cette décision individuelle, l’exécutif vient, selon la formule consacrée, donner le pardon en supprimant ou en réduisant la peine prononcée par le juge pénal. Il ne faut donc pas confondre la grâce avec l’amnistie qui, elle, a pour finalité d’effacer le délit lui-même en faisant comme si l’intéressé ne l’avait pas commis. Par neufs décrets royaux du 22 juin 2021 pris au terme d’une procédure consultative, il a ainsi été décidé d’interrompre la peine de prison des neufs leaders indépendantistes condamnés, en 2019, pour délit de sédition par un arrêt de la chambre criminelle du Tribunal suprême (voir notre édito de La lettre ibérique et ibéro-américaine de l’IE2IA, n° 22, février 2020).
C’est une grâce partielle qui a été accordée, non seulement parce que les intéressés ont déjà purgé plus de trois ans de prison (en incluant la détention préventive) mais aussi parce que la peine d’inhabilitation à occuper des charges publiques, à laquelle les accusés ont été également condamnés, est conservée et que la grâce est conditionnée, c’est-à-dire que, pour être à l’abri d’un retour automatique par la case prison, les intéressés ont obligation de ne pas commettre un délit grave durant un délai qui diffère d’ailleurs de 3 à 6 ans selon les protagonistes. Pour finir sur le régime de ces décisions, on notera qu’elles peuvent être contestées devant le Tribunal suprême, et quoique ce dernier ait émis un avis négatif sur l’opportunité des présentes grâces, les recours qui ont d’ores et déjà été formés contre ces dernières ont très peu de chance de prospérer car la grâce ressort, pour l’essentiel, d’un pouvoir discrétionnaire. Les précédents contentieux montrent en effet que le juge ne s’immisce pas dans l’appréciation des raisons « politiques » qui président à la volonté de faire grâce.
Quelles sont les raisons de la grâce ?
« Politiques », les grâces qui ont été prononcées en l’occurrence le sont éminemment. Dans sa conférence explicative du recours au droit de grâce donnée le 21 juin au Gran Teatro de Liceu de Barcelone, Pedro Sánchez n’a d’ailleurs pas caché que c’était leur raison d’être. Faisant écho au célèbre ouvrage Per la concordia (1929) de Francesc Cambó, homme politique catalan qui rêvait une synthèse des deux réalités nationales espagnole et catalane, distinctes mais unies, pour le président du Conseil, « la discorde doit cesser » et il faut renouer avec « l’esprit constitutionnel de la concorde », et le faire « avec le cœur ».
Les grâces sont ainsi le premier moyen d’œuvrer pour la concorde, l’idée étant de croire que ce geste de clémence, cette attention magnanime, seront de nature à apaiser les tensions avec les nationalistes et à permettre aux acteurs de l’Etat et de la Generalitat de se mettre autour d’une table, de discuter, de négocier et de concevoir, autant que faire se peut, un épilogue salvateur, à défaut d’être heureux, à cette crise qui n’en finit plus. Rien n’est avancé sur le fond, aucun plan n’est tracé, aucun scénario n’est envisagé ; l’important est d’entamer le dialogue avec la volonté de trouver une issue à ce labyrinthe mortifère.
C’est pourquoi il s’agit d’un pari, mais c’est un pari bienvenu car, face aux incessantes actions séparatistes du Procés, la réaction jusqu’à présent du pouvoir central, en particulier lorsque le Partido Popular (la droite traditionnelle) était au pouvoir, a été uniquement de dénoncer les hors la loi et de les faire sanctionner par les juges au nom de l’ordre constitutionnel espagnol. Or, le résultat de cette judiciarisation systématique a été d’exacerber les oppositions, d’installer un dialogue de sourd et d’éloigner toute perspective de solution politique. Pedro Sánchez veut par conséquent rompre avec la logique répressive pour donner la chance d’un retour au dialogue. Une démarche qui, du reste, a été largement saluée par l’ensemble des partenaires européens. En ce sens les grâces prononcées en faveur des indépendantistes séditieux sont assurément d’utilité publique, une des trois justifications légales de la grâce, car elles constituent le premier pas vers une réconciliation hautement souhaitable.
La grâce offrira-t-elle une issue à la crise catalane ?
Bienvenu donc, le pari n’en demeure pas moins risqué. Il est peu de dire que le recours au droit de grâce a suscité l’opprobre de l’opposition, du centre droit jusqu’à l’extrême droite en passant bien sûr par le PP, qui voit dans la décision de faire grâce aussi bien un aveu de faiblesse, une haute trahison à la patrie qu’un reniement des promesses faites. Cette critique acerbe a d’autant plus d’échos qu’elle s’accompagne du mécontentement d’instances pourtant accoutumées à une certaine réserve, comme le Tribunal suprême. Déjà échaudé d’avoir vu sa compétence pour juger les sécessionistes mise en cause par d’autres juridictions européennes (voir notre précédent billet au présent blog, « Levée d’immunité parlementaire contre les responsables catalans : le coup d’arrêt des fuyards ? », 30 mars 2021), ce dernier semble en effet nourrir quelques amertumes à voir à ce point tronquée la condamnation qu’il a prononcée en 2019, alors que le Tribunal constitutionnel a jugé, il y a quelques semaines, que celle-ci était justifiée au regard du principe de proportionnalité des peines (STC du 28 avril 2021, req. n° 1403-2020). Prenant le contre-pied de cette acrimonie contre le recours au droit de grâce, on peut aussi considérer que la décision de Pedro Sánchez est une décision courageuse et qu’il fallait bien tenter autre chose pour essayer de sortir de l’impasse.
De toute façon, le problème fondamental n’est pas là. Il réside dans le fait que les grâces accordées n’auront probablement aucun impact sur les fermes intentions des nationalistes de voir la Catalogne prétendre et gagner son indépendance, et, de ce point de vue, la libération des indépendantistes pourrait produire l’effet inverse de celui escompté. Sitôt libérés de prison, les graciés n’ont-ils pas immédiatement brandi le drapeau catalan, symbole souverainiste, et des pancartes où est écrit : « freedom for Catalonia » et « Amnistia ». Ces manifestations, abondamment relayées par les médias, en disent long sur l’état d’esprit des promoteurs du Procés. Ils ne perçoivent pas, ou à peine, les grâces comme un acte de bonne intention de la part du pouvoir central, mais comme un acte presqu’obligé, en réparation d’une condamnation illégitime, et finalement contraint sous la pression de la communauté internationale qui verrait d’un mauvais œil le sort réservé en Espagne à la liberté d’expression des peuples minoritaires et de leurs représentants. D’où la revendication de l’amnistie, cet effacement du délit, pour interdire toute répression contre l’action sécessionniste, et pour permettre, notamment, le retour des indépendantistes ayant fui la justice espagnole ; d’où aussi la stratégie d’internationalisation du conflit pour susciter le soutien extérieur à la cause indépendantiste et la protection des « persécutés politiques ». Et déjà les nationalistes basques profitent du mouvement pour réclamer à leur tour la remise en liberté des prisonniers d’ETA…
La lutte pour l’indépendance ne cessera pas et quand Pedro Sánchez et Pere Aragonès, le président indépendantiste de la Communauté autonome de Catalogne, souhaitent, selon la même formule, « faire de la politique », ce n’est pas du tout de la même manière. Le chef du gouvernement veut mettre les responsables autour d’une table pour trouver une solution politique et commune à la crise, tandis que le président de la Generalitat veut trouver la meilleure voie pour faire de la Catalogne une république indépendante. Autant dire que le chemin per la concordia risque malheureusement d’être très long…
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