Expertise scientifique et décision politique
Par Jacques Chevallier, Professeur émérite de l'Université Panthéon-Assas, CERSA-CNRS.
Par Jacques Chevallier, Professeur émérite de l’Université Panthéon-Assas, CERSA-CNRS
La crise dramatique actuelle apparaît comme un révélateur de l’ambivalence des relations entre expertise et politique. Dans ce contexte, d’une exceptionnelle gravité, les experts ont été amenés à jouer un rôle essentiel ; mais leur influence n’a pas été jusqu’à réduire à néant le poids des arbitrages politiques.
L’impératif du recours à l’expertise
Confronté à des problèmes de plus en plus complexes et difficiles à surmonter, les décideurs politiques sont amenés à faire toujours davantage appel à des experts, dotés du savoir nécessaire pour éclairer les choix : le recours à l’exercice est devenu un exercice imposé, une étape incontournable dans la construction de l’action publique et dans la prise de décision politique. Un saut qualitatif est franchi dès l’instant où les experts sont invités, non plus seulement à produire des connaissances utiles pour le décideur, mais encore à formuler des propositions visant à orienter le sens des décisions : l’expertise acquiert alors une dimension prescriptive, qui pose la question du pouvoir qu’elle détient par rapport au politique. Si, à première vue, la ligne de démarcation entre expertise et politique reste claire, le décideur politique restant maître du sort qu’il réserver aux préconisations des experts, le partage des rôles est moins clair en réalité.
La santé a toujours été l’un des terrains privilégiés du recours à l’expertise, compte tenu de l’importance des enjeux en cause et du besoin de connaissances spécialisées, dont les professionnels du secteur sont seuls détenteurs. La composition des cabinets des ministres en charge des questions sanitaires ainsi que la personnalité des hauts responsables administratifs du ministère témoignent de la présence des experts de la santé jusqu’au cœur de l’appareil d’État. Le cercle de l’expertise a par ailleurs été toujours élargi par l’existence de structures spécialisées assurant la représentation du secteur : le Haut Conseil de la Santé Publique (HCSP), qui a succédé en 2004 (loi du 9 août) au Haut comité de la santé publique, lui-même héritier du très ancien Conseil supérieur d’hygiène publique est chargé d’apporter au ministre de la santé une aide à la décision, par la formulation de recommandations : il est notamment censé fournir « l’expertise nécessaire à la gestion des risques sanitaires », l’une de ses commissions spécialisées traitant des « maladies infectieuses et maladies émergentes ». A l’occasion de la grippe H1N1 qui a atteint la France à l’été 2009, il avait formulé une série d’avis (7 septembre, 28 octobre, 27 novembre) concernant la campagne généralisée de vaccinations décidée au niveau gouvernemental et qui débutera en octobre.
Les développements de l’épidémie actuelle ont conduit à mettre en place un dispositif d’expertise nouveau. Le HCSP a bien été mobilisé pour apporter son expertise en la matière : réactivant son groupe de travail « grippe, coronavirus, infections respiratoires émergentes », il a émis, dans l’urgence, à partir du 18 février 2020 une série de recommandations sur les mesures de prévention et de prise en charge du virus. Cependant, la décision a été prise le 10 mars d’opter pour un dispositif plus directement opérationnel, passant par la création d’un conseil scientifique destiné à éclairer les décisions à prendre. Présidé par le président du Comité consultatif national d’éthique, Jean-François Delfraissy, ce conseil restreint, présenté comme une « structure transdisciplinaire et indépendante » et dont le fonctionnement doit être « souple, agile et réactif », est composé d’un ensemble d’experts reconnus des différents domaines concernés. D’après le ministre des solidarités et de la santé (conférence de presse, 17 mars), il s’est agi d’ « innover dans la gouvernance de la décision publique », en aidant le gouvernement « à se forger une conviction », en contribuant à ce que la gestion de la crise soit « basée sur des éléments de preuve scientifiques ». Les trois avis rendus dès son installation vont formuler un ensemble de préconisations, qui vont être en permanence réactualisées au fil de réunions quotidiennes.
L’expertise prend ainsi, compte tenu du contexte, une portée nouvelle, en pesant sur le processus de décision politique, voire en l’encadrant. Néanmoins, cette montée en puissance de l’expertise rencontre ici aussi ses limites.
L’irréductible pouvoir de décision politique
L’élargissement du mandat donné aux experts n’implique jamais pour autant que leur soit transféré le pouvoir de décision : le sort réservé aux préconisations qu’ils formulent dépend des arbitrages politiques ; et ceux-ci sont fonction d’un ensemble de paramètres qui conduisent les décideurs à prendre plus ou moins de distance avec les propositions des experts. Les politiques de santé n’échappent pas à cette exigence : elles ne constituent qu’un élément de l’agenda gouvernemental, qui est subordonné à d’autres considérations ; et les experts qui gravitent dans les cercles du pouvoir, au premier rang desquels figure le directeur général de la santé, sont eux-mêmes amenés à intérioriser le poids de cette contrainte.
L’épidémie actuelle n’a pas démenti ce constat. En dépit de la mobilisation intensive du savoir expert, imposé par les formes paroxystiques prises par l’épidémie, les décideurs politiques n’ont pas hésité à prendre des distances par rapport à certaines préconisations. Dès sa mise en place, le conseil scientifique a insisté, dans ses trois premiers avis, sur la nécessité de mesures urgentes, évoquant la possibilité d’adopter des mesures de confinement, tout en admettant la difficulté de leur mise en œuvre : prenant en compte les implications économiques et démocratiques, ainsi que le critère d’acceptabilité sociale, les experts ont été ainsi conduits à admettre le prisme de la rationalité politique ; le feu vert donné le 12 mars par le conseil scientifique à la tenue du premier tour des élections municipales s’explique ainsi par le souci d’éviter le procès d’intention politique qu’une décision de report risquait de susciter. C’est au terme de trois étapes successives que la décision de confinement a été en définitive adoptée par le pouvoir politique le 16 mars, au prix d’une plus grande souplesse par rapport à ce qui était proposé par le conseil scientifique.
On touche ici aux limites intrinsèques du pouvoir d’expertise, qui ne saurait se substituer au pouvoir politique, eu égard aux fondements de la légitimité politique. L’élargissement en l’espèce du mandat donné aux experts, même dans la situation dramatique présente, ne signifie pas qu’ils puissent prétendre dicter le contenu des choix politiques.
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