Discordance de la justice sur les arrêtés anti-pesticides après leur validation par le juge des référés
Plusieurs juges des référés ont été saisis d’arrêtés de maires interdisant l’utilisation de produits phytopharmaceutiques ou imposant des distances à leur utilisation. Les ordonnances rendus par le juge des référés du tribunal administratif de Pontoise le 8 novembre 2019 à propos d’arrêtés pris par le maire de Gennevilliers (ordonnance et celui de Sceaux) semblent exprimer une discordance par rapport à l’ordonnance du juge des référés du tribunal administratif de Rennes qui avait suspendu un arrêté du même type du maire de Langouët (TA Rennes, ordonnance 27 août 2019).
Décryptage par Michel Degoffe, Professeur de droit public à l’université Paris Descartes, Co-directeur du master droit du développement durable.
« Ces affaires n’excluaient pas toute intervention du maire mais elles étaient subordonnées à l’existence d’un péril imminent »
Jusqu’à présent, toutes les mesures prises par les maires (y compris le maitre de Langouet) avaient été annulées par la justice. Pourquoi ce revirement ?
Cette contradiction apparente peut d’autant plus surprendre, que le juge des référés de Cergy rappelle, dans un premier temps, la jurisprudence classique du Conseil d’Etat en cette matière. Il existe une police spéciale relative à l’utilisation des produits phytopharmaceutiques. Elle a été confiée au ministre de l’Agriculture (art. L. 253-7 du Code rural). Ces dispositions légales l’habilitent à réglementer l’utilisation des produits phytopharmaceutiques (par exemple, en imposant des règles de distance par rapport aux habitations).
Autorité de police administrative générale, le maire ne peut agir « qu’en cas de danger grave ou imminent ou de circonstances locales particulières ». C’est la reprise de la jurisprudence du Conseil d’État en matière de réglementation des OGM (CE 24/09/2012, n° 342990) ou des antennes de téléphonie mobile (CE 26/10/2011, n° 326492). Ces arrêts, comme l’ordonnance du juge des référés de Rennes dans l’affaire de Langouët n’excluaient donc pas toute intervention du maire. Mais, elle était subordonnée à l’existence d’un péril imminent. L’expression est assez claire : la population exposée à ces produits court des dangers graves, pas des dangers hypothétiques ou incertains. Or, dans ces affaires d’antennes de téléphonie mobile, d’OGM, de compteurs Linky, oserons-nous ajouter de produits phytopharmaceutiques, l’inquiétude d’une partie de la population est incontestable, la survenance de maladies beaucoup moins.
Sur quels fondements le juge des référés de Cergy s’est-il appuyé ?
Le juge des référés de Cergy a estimé que les maires de Gennevilliers et de Sceaux avaient raison, l’exposition aux produits phytopharmaceutiques fait courir un danger grave à la population. À notre connaissance, ces ordonnances n’ont qu’un précédent, une décision du Conseil d’État rendu en matière de police de l’eau (CE 2 décembre 2009 Commune de Rachecourt-sur-Marne, n° 309684). Le préfet détient la police spéciale en matière d’eau potable. À ce titre, il autorise le prélèvement de l’eau destinée à la consommation humaine et institue des périmètres de protection autour du point de captage, dans lesquelles il interdit ou réglemente les activités agricoles ou industrielles. Les mesures prises par le préfet étaient sans doute insuffisantes puisque le maire constate que l’eau consommée dans sa commune comporte un taux de nitrate important.
Faute d’intervention du préfet, le maire décide d’interdire à un agriculteur de cultiver une parcelle proche du point de captage. En effet, une expertise non contestée atteste que le taux excessif de nitrate décelé dans l’eau consommée provient de l’usage d’azote et de produits phytosanitaires par l’agriculteur en cause. Le Conseil d’État a jugé que la présence de 50 milligrammes d’eau par litre de nitrate, norme universellement retenue pour qualifier une eau de polluée révélait un péril imminent justifiant l’arrêté municipal. C’est ce raisonnement qu’a suivi le juge des référés de Cergy. Est-il pour autant fondé ?
Comment est évalué le péril imminent justifiant l’intervention du maire ?
Plusieurs éléments conduisent le juge des référés de Cergy à considérer qu’il y a bien un péril imminent justifiant l’intervention du maire. Deux arguments ont, semble-t-il, été déterminants : le ministre a bien pris l’arrêté de réglementation au titre de son pouvoir de police spéciale. Mais, il a été annulé par le Conseil d’État, parce qu’insuffisant (CE 26 juin 2019, n°415426). Il en résulte un vide juridique que le juge des référés autorise le maire à combler. Cet argument nous paraît lui aussi discutable : une autorité administrative ne peut pas prendre un acte au motif que l’autorité compétente n’a pas pris les mesures qui s’imposent. Le vide juridique sera d’ailleurs, de courte durée puisque dans son arrêt précité, le Conseil d’Etat a exigé du ministre qu’il prenne un nouvel arrêté dans les six mois.
Dans un seul domaine, une autorité administrative peut intervenir alors qu’une autre autorité est compétente, c’est justement en matière de police administrative. Mais, il faut qu’un péril imminent justifie cette intervention. Or, selon le juge de Cergy, ce péril existe puisque « dans un contexte où les connaissances et expertises scientifiques sont désormais largement diffusées et accessibles », « il ne saurait être sérieusement contesté que les produits phytopharmaceutiques… constituent un danger grave pour les populations exposées ». Il est vrai qu’en 2015, le Centre international de recherche contre le cancer (CIRC) a classé le glyphosate comme « cancérigène probable pour l’homme ». Mais, ce n’est pas la position de l’Autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA). Et, comme le rappelle le juge des référés de Cergy, le tribunal administratif de Lyon a jugé le glyphosate probablement cancérogène (TA Lyon 15 janvier 2019, n° 1704067).
Si le glyphosate est dangereux, on ne comprend pas pourquoi le Gouvernement a refusé d’inscrire l’interdiction dans la loi et s’est contenté de lancer, en 2018, un plan de sortie du glyphosate dans les trois ans.
En définitive, il nous semble que la cour administrative d’appel, si elle est saisie des ordonnances du président du tribunal administratif pourrait les annuler et éventuellement confirmer la conception stricte de la notion de péril imminent. Il pourrait en résulter une obligation d’agir pour le ministre (qui existe déjà). Il faut avoir conscience qu’une conception souple de la notion de péril imminent rendrait plus naturelle l’intervention du maire mais elle impliquerait plus facilement également la mise en jeu de sa responsabilité s’il ne le fait rien alors qu’il était habilité à agir.
Pour aller plus loin :
- TA Rennes, ordonnance 27 août 2019
- L. 253-7 du Code rural
- Notre précédent billet de Blog du Club des juristes sur les arrêtés anti-pesticides par Michel Degoffe
Par Michel Degoffe.