Dans l’œil du drone
Par Sébastien Hourson, professeur de droit à l’Université de Clermont-Ferrand.
Par Sébastien Hourson, professeur de droit à l’Université de Clermont Auvergne
Le contexte sociétal sensible, l’inventivité fertile des gouvernants et la détermination indéfectible des justiciables offrent à la justice administrative un printemps d’ordonnances. Une décision rendue par le Conseil d’État (ord., 18 mai 2020, Association « La Quadrature du Net » et Ligue des droits de l’homme, n° 440442, 440445), ajoute une lueur au tableau jurisprudentiel en imposant la cessation, au moins provisoire, de la surveillance par drone à Paris.
Comment une surveillance par drone a-t-elle été organisée à Paris ?
Cette surveillance technologique fut discrètement organisée dans les rues parisiennes au début du confinement. Par une décision du 18 mars 2020, le préfet de police a autorisé le recours aux drones pour capturer des images et les exploiter, procédé qui a assez peu attiré l’attention dans un premier temps. Sans doute une certaine confusion régnait-elle alors, les critiques se focalisant sur les principes de l’urgence sanitaire (v. not., CE, ord., 22 mars 2020, Syndicat jeunes médecins, n° 439674). Il faut surtout souligner que la surveillance par drone ne fit initialement l’objet d’aucune publicité particulière. Les engins volants, repérés dans le ciel de la capitale, semblaient ne servir qu’à diffuser des messages incitant au respect des règles de confinement. Ainsi, cette méthode inhabituelle de police administrative a profité d’un secret bien conservé par l’administration jusqu’au 25 avril, date de sa divulgation par la presse… Voilà pourquoi elle a échappé à la vigilance des associations requérantes, dont les radars sont pourtant particulièrement affûtés.
Un tel défaut d’information ressemble au comble de l’injustice. Non seulement cela empêche les justiciables de contester une décision administrative dont ils ignorent l’existence, mais l’administration pourrait tenter de soutenir l’absence d’urgence d’un référé formé plus d’un mois après la décision contestée. Une telle manœuvre serait vaine puisque les conditions de la méconnaissance sont organisées par l’auteur d’un acte cherchant précisément à éloigner les contentieux. Quant aux modalités techniques de la surveillance, on s’étonne qu’elles se voient explicitées par une fiche administrative éditée le 14 mai, soit deux mois après le début des opérations. L’administration décrit dans ce document le déroulement concret de la surveillance. Un seul drone est utilisé à la fois, filmant de manière discontinue environ trois heures par jour avec retransmission vers une salle de commandement. Selon cette note, il s’agit de réaliser des vues générales du domaine public, sans activation du zoom et sans conservation des images. Tout ceci a quelque chose de l’exercice délicat d’autojustification.
Pourquoi la surveillance par drone a-t-elle dû cesser ?
D’emblée, il convient de dissiper une méprise. L’utilisation des drones pour des activités de police administrative est admise par le juge administratif s’il s’agit d’un dispositif nécessaire pour la sécurité publique. Cette technique de surveillance – maniée avec suffisamment de garanties – ne porte pas en elle-même une atteinte grave et manifestement illégale au droit au respect de la vie privée (pt. 14). En ce sens, le Conseil d’État ne formule pas une condamnation de principe de la surveillance par drone. La discussion juridique se concentre essentiellement sur les conditions d’utilisation de cette technologie et les garanties afférentes aux libertés individuelles.
Le juge administratif est conduit à qualifier, au préalable, le dispositif utilisé de « traitement de données à caractère personnel » afin d’appliquer les dispositions de la directive du 27 avril 2016. D’une part, il constate que les données sont personnelles, car elles rendent possible une identification individuelle qu’aucune modalité technique n’empêche. La seule garantie tiendrait, en fait, dans la confiance accordée à l’administration de police. D’autre part, malgré l’absence d’enregistrement, ces données subissent un traitement puisqu’elles sont collectées, transférées, et utilisées pour des activités de police administrative. Rappelons que la directive européenne retient opportunément une définition ouverte de la notion de traitement pour permettre une application élargie.
Bien pesée, l’injonction de cesser la surveillance par drone s’apparente à une mesure de précaution. Le Conseil d’État n’interdit provisoirement l’utilisation de cette technologie que « compte tenu des risques d’un usage contraire aux règles de protection des données personnelles ». Il prend en considération une incertitude juridique, liée à l’absence d’un encadrement réglementaire habilitant les autorités administratives et précisant les conditions de mise en œuvre, pour motiver sa décision. Dès lors, le doute bénéficie aux associations requérantes, alors qu’il avait joué en faveur de l’administration en premier ressort (TA Paris, 5 mai 2020, Association « La Quadrature du Net » et Ligue des droits de l’homme, n° 2006861/9).
Une surveillance par drone pourrait-elle être organisée de nouveau ?
Malgré sa ferme injonction, cette ordonnance apporte une satisfaction toute relative. D’abord, elle n’efface pas deux mois de surveillance irrégulière. Ensuite, elle oblige simplement l’État à repenser sa méthode de surveillance par drone. Cela n’empêche nullement son utilisation, à l’avenir, pour participer aux missions de police administrative et organiser une surveillance globale de l’espace public.
Deux voies sont d’ailleurs envisagées par le Conseil d’État afin de remédier à la méconnaissance du droit au respect de la vie privée. La première est juridique et impose l’élaboration d’un règlement après avis de la CNIL (qui a déjà diligenté plusieurs contrôles) ; la seconde est technique et rend impossible l’identification des personnes filmées. Notons que l’ordonnance semble ouvrir une alternative entre ces méthodes. Cependant, leur conjonction pourrait mieux prémunir l’administration contre de futurs litiges et, surtout, rassurer le promeneur des grands boulevards.
La décision du 18 mai 2020 cristallise, en définitive, des questionnements contemporains fondamentaux. Elle traduit combien la dématérialisation contribue à entourer d’incertitudes le traitement de données personnelles. On songe en particulier aux méthodes de stockage. Cela fait aussi écho aux vives discussions relatives à l’utilisation des données de géolocalisation, desquelles est née l’application « StopCovid », entrée en service le 2 juin 2020. Parvenir à une solution juridique équilibrée en ces domaines, en ménageant les différents intérêts en présence, s’avère toujours une entreprise périlleuse.
D’aucuns pourraient se rassurer en estimant que la période impose des moyens exceptionnels, mais les crises sociétales ne disparaissent jamais totalement des normes juridiques. Telles les catastrophes climatiques, elles demeurent insensiblement en laissant dans l’ordonnancement du droit positif les traces de leur passage. Elles inscrivent, dans un temps long et une normalité recomposée, des dispositifs sécuritaires auxquels une confiance est accordée dans la mesure où ils ont fait leurs preuves. Ainsi peut se forger une acculturation à un ordre public moins libéral, par un franchissement progressif de paliers rendant délicate une forme de retour en arrière, qui serait pourtant une marche en avant, une reconquête de liberté.
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