Allemagne : une année électorale à hauts risques
Par Armel Le Divellec, Professeur de droit public à l'Université de Paris II (Panthéon-Assas), directeur du Centre d'études constitutionnelles et politiques.
Par Armel Le Divellec, Professeur de droit public à l’Université de Paris II (Panthéon-Assas), directeur du Centre d’études constitutionnelles et politiques
L’Allemagne est placée devant une année électorale particulièrement riche et pleine d’incertitudes : outre les élections au Bundestag, prévues en septembre, qui détermineront un nouveau gouvernement fédéral, pas moins de six parlements régionaux seront renouvelés. La fragmentation croissante du système de partis allemand naguère si stable accroît les incertitudes.
Dans quel contexte se présentent les élections fédérales allemandes de 2021 ?
En dépit de la crise sanitaire liée au Coronavirus, l’Allemagne va connaître ce que les journalistes appellent une Superwahljahr, une année particulièrement riche en élections, puisque, outre les élections générales au Parlement fédéral (le Bundestag), pas moins de six parlements régionaux (sur les 16 Länder que compte cet État à structure fédérale) vont également être renouvelés, sans compter des élections communales dans deux Länder (Basse-Saxe et Hesse). Mais ces différents scrutins n’auront pas tous lieu le même jour : les parlements de Bade-Wurtemberg et de Rhénanie-Palatinat seront renouvelés le 14 mars, celui de Saxe-Anhalt le 6 juin. Leurs résultats pourraient influencer le scrutin du 26 septembre (pour le Bundestag comme pour les trois autres Länder : la Thuringe, le Mecklembourg et la ville-État de Berlin).
Dans chacun de ces systèmes pleinement parlementaires, la composition du parlement déterminera la composition et l’orientation politique de chaque gouvernement et de son chef. Au niveau fédéral, l’Allemagne aura un nouveau chancelier puisque la titulaire actuelle, Angela Merkel, en fonction depuis 2005, a annoncé son départ définitif.
Or, les incertitudes sont particulièrement grandes : le système de partis allemand, naguère si simple et stable, dominé par deux grands partis, les chrétiens-démocrates de la CDU (CSU en Bavière) et les sociaux-démocrates du SPD, est entré dans une importante mutation depuis quelques années : tous les partis établis (et notamment les deux grands partis, singulièrement le SPD) se sont affaiblis, l’électorat est devenu très volatile, les partis contestataires semblent s’imposer durablement, au premier chef un parti d’extrême-droite, l’Alternative pour l’Allemagne (AFD), entrée au Bundestag en 2017 et présente maintenant dans tous les parlements régionaux. Tout indique qu’elle s’y maintiendra. Dans ces conditions, il sera probablement difficile de constituer un gouvernement fédéral stable.
Quel mode de scrutin ?
Le mode de scrutin pour l’élection des députés au Bundestag (à peu de choses près, il est identique pour les Länder) n’a pas foncièrement changé depuis les débuts de la R.F.A. en 1949. Il s’agit d’une représentation proportionnelle personnalisée, scrutin dans lequel l’électeur dispose de deux voix (qu’il peut accorder de manière différenciée) : par la première, une moitié du nombre théorique de sièges est attribuée au scrutin uninominal majoritaire à un tour (dans 299 circonscriptions), donc à la majorité relative, qui favorise tendanciellement les deux grands partis. Mais le nombre total de sièges au Bundestag est fondamentalement déterminé par les secondes voix, en faveur d’une liste plurinominale (dans le cadre de chaque Land), pour l’autre moitié théorique des sièges. C’est cette seconde voix qui est déterminante : un parti obtiendra un nombre total de députés correspondant globalement à ce score national calculé selon la proportionnelle. On soustraira de ce score global, pour chaque parti, les noms des députés qui ont obtenu un siège dans une circonscription (c’est en cela qu’elle est personnalisée).
Certes, comme tous les systèmes de représentation proportionnelle, le système allemand connaît quelques correctifs : en particulier, un parti doit obtenir au moins 5% des suffrages exprimés au niveau national (ou bien gagner un siège dans trois circonscriptions) pour bénéficier de la répartition des sièges de liste. Dès lors, les partis remplissant ces conditions bénéficieront d’un peu plus de sièges que d’après la stricte proportionnalité.
Mais il n’en demeure pas moins qu’un parti ou une coalition de partis doit atteindre un score national avoisinant 50% des suffrages exprimés pour obtenir une majorité absolue de sièges au Bundestag, exigence difficile à remplir en contexte de fragmentation partisane.
Toutefois, on peut signaler une curiosité potentiellement induite par ce mode de scrutin à la fois simple et subtil ; et il se trouve qu’elle a produit des effets importants ces dernières décennies : il peut arriver qu’un parti, du fait de la sociologie électorale (notamment la présence de « bastions » dans un nombre important de circonscriptions d’un même Land), obtienne plus de sièges au scrutin de circonscription (la première voix de l’électeur) qu’il n’en a théoriquement droit en vertu de la représentation proportionnelle de liste. Dans ce cas, ces sièges lui demeurent acquis (puisqu’il s’agit d’un scrutin personnel direct). On appelle cela des mandats de surreprésentation. Or, ces derniers faussent le principe de la proportionnalité dans l’équilibre global du nombre de sièges. Sous l’impulsion de la Cour constitutionnelle fédérale, le législateur a fini (en 2013) par tenter de corriger ce problème en décidant que des sièges supplémentaires (dits « mandats de compensation ») seront attribués aux partis n’ayant pas bénéficié de mandats de surreprésentation. Mais cela a pour effet d’augmenter le nombre total de députés au Bundestag. Marginal au début, ce phénomène a pris une tournure exceptionnelle lors des dernières élections fédérales, en 2017 : le Bundestag est passé de 598 sièges théoriques à 709 sièges ! Du fait des 46 mandats de surreprésentation obtenus (43 par la CDU/CSU, 3 par le SPD), 65 mandats de compensation ont été accordés aux autres partis.
Pour limiter de telles conséquences, la loi électorale a été modifiée en octobre 2020 : désormais, les mandats de surreprésentation ne seront compensés que si leur nombre dépasse trois mandats dans un Land.
Quelles sont les perspectives concrètes pour la désignation du prochain chancelier et la formation du gouvernement fédéral ?
La tendance à la fragmentation du système de partis allemand depuis une dizaine d’années semble clairement se poursuivre. Les temps du tri – puis du quadripartisme structuré d’avant la réunification est loin : il y a tout lieu de penser que le prochain Bundestag comprendra, comme son devancier élu en 2017, pas moins de six groupes politiques (la CDU/CSU, le SPD, les Verts, l’AFD, l’extrême gauche Die Linke, les libéraux du FDP), et surtout que les deux grands partis, actuellement au pouvoir à Berlin depuis 2013, perdront des voix (du moins le SPD, qui paraît près de s’effondrer). Dès lors, la formation d’une coalition de gouvernement risque d’être plus compliquée que jamais (à vrai dire depuis 2005, aucune solution ne découle naturellement du verdict des élections comme c’était le cas auparavant).
La Constitution de l’Allemagne (la Loi fondamentale de 1949) établit clairement un système de type parlementaire moniste, dans lequel le chef réel de l’exécutif, le chancelier fédéral, est élu par le Bundestag (art. 63 LF), devant lequel il reste politiquement responsable (art. 67 LF). Le président fédéral, quant à lui, est cantonné à un rôle essentiellement représentatif, sans influence majeure sur le gouvernement. Hantés par le souvenir de l’instabilité gouvernementale de la République de Weimar (entre 1919 et 1933), les partis allemands privilégient habituellement les gouvernements appuyés par une majorité absolue au parlement – fût-elle de coalition associant droite et gauche –, censément plus stables et efficaces que des cabinets minoritaires. Du moins en a-t-il toujours été ainsi au niveau fédéral. L’hypothèse d’une coalition à trois partis n’est pas à exclure.
Cela étant, les partis allemands sont habitués à pratiquer des gouvernements de coalition et l’on constate que cette aptitude, dans le contexte de fragmentation sus-évoqué, s’est élargie depuis quinze ans. Tous les principaux partis, sauf l’AFD, sont potentiellement des partenaires les uns pour les autres. Actuellement, il n’y a pas moins de quatorze configurations de coalition différentes dans les seize Länder, tantôt à deux, tantôt à trois partis (c’est actuellement le cas dans huit Länder). Hypothèse longtemps improbable, les écologistes (les Verts) gouvernent actuellement avec la CDU dans six Länder. Et même Die Linke est associée au gouvernement dans trois Länder (elle dirige même le cabinet en Thuringe).
Le processus de formation d’une coalition de gouvernement obéit, en Allemagne, à des règles officieuses très rodées, parallèlement à la procédure officielle instituée par la Loi fondamentale. La phase de consultation puis de négociation entre partis peut être très longue (elle a duré près de six mois en 2017), mais au moins n’est-on pas dans l’improvisation : un contrat de coalition substantiel est signé, qui contient les principaux points d’accord entre les partis tant au parlement qu’au gouvernement. Ce qui explique que de telles coalitions soient généralement assez stables, au prix d’importants compromis mutuels, parfois au prix d’un certain immobilisme.
Dès lors, si le chancelier apparaît depuis l’étranger comme la figure dominante du système politique allemand, la réalité de son pouvoir mérite d’être sérieusement nuancée : aux contraintes d’une majorité de coalition s’ajoutent celles résultant du fédéralisme et celles imposées par la puissante Cour constitutionnelle fédérale ; la démocratie allemande est aujourd’hui plus que jamais davantage une démocratie de coalition qu’une démocratie du chancelier.