3 questions à Stéphane de La Rosa sur l’illégalité de la clause « Molière »
Le débat sur la fameuse « clause Molière » touche-t-il (enfin) à sa fin ? Ainsi que plusieurs billets l’ont précédemment soulignés (par Philippe Terneyre et Stéphane de La Rosa), cette clause a été adoptée par de nombreux exécutifs locaux (de région, comme de départements) pour obliger les candidats à des marchés publics, dans le cadre de marchés de travaux, à justifier que la main d’œuvre employée ait une maîtrise suffisante du français pour comprendre les consignes. Justifié a priori par des motifs tels que protection des PME ou préservation de la sécurité sur les chantiers, le recours à cette clause a surtout été mis en avant par certains exécutifs pour contester la pratique du détachement des travailleurs et, plus largement, pour justifier une préférence pour l’emploi local.
Compte tenu des nombreux motifs d’illégalité qui peuvent être opposés à ce type de clause, et confronté au risque de voir se multiplier les contentieux (notamment devant le juge administratif par la voie du déféré préfectoral ou par des recours ouverts aux concurrents évincés), le gouvernement a adopté une instruction, en date du 27 avril 2017. Intitulée « Instruction interministérielle relative aux délibérations et actes des collectivités territoriales imposant l’usage du français dans les conditions d’exécution des marchés » (NOR: ARCB1710251J), elle rappelle le cadre juridique applicable et met en avant l’illégalité de ces clauses. Au plan de la qualification juridique, cette instruction doit être conçue comme une circulaire interministérielle (signée par le ministre de l’économie, la ministre du travail, le ministre de l’aménagement du territoire et le ministre de l’intérieur), à caractère interprétatif, au sens de la jurisprudence du Conseil d’Etat, Duvignères, 18 décembre 2002. Elle rappelle l’état du droit à destination des préfets (et donc, à ce titre, ne contient pas un motif nouveau qui fonderait l’illégalité de cette clause), afin d’unifier le contrôle de légalité que ceux-ci pourraient exercer sur les clauses adoptées par les collectivités.
Stéphane de La Rosa, professeur de droit à l’Université de Valenciennes, Chaire Jean Monnet, décrypte l’illégalité de la clause « Molière ».
« Le maintien de cette clause, telle qu’elle a été conçue et formulée par plusieurs exécutifs locaux, est extrêmement douteux »
Sur la base de quels éléments la clause Molière est-elle jugée illégale ?
L’instruction met en avant deux fondements principaux pour conclure à l’illégalité de cette clause.
En premier lieu, le code du travail, à travers une lecture a contrario de l’article L. 5221-3. Celui-ci dispose que « L’étranger qui souhaite entrer en France en
vue d’y exercer une profession salariée et qui manifeste la volonté de s’y installer durablement atteste d’une connaissance suffisante de la langue française (…) ». A contrario, en l’absence d’installation durable, tel que lors d’un détachement, l’exigence de maîtrise de la langue n’est pas requise. Par ailleurs, l’article L. 1262-4-5, qui figure dans le titre du Code du travail relatif aux salariés détachés, prévoit que le maître d’ouvrage porte à la connaissance des salariés détachés, dans les langues officielles de leurs Etats d’appartenance, les informations relatives à la réglementation qui leur est applicable. Cette dernière exigence résulte de la récente directive 2014/67 du 15 mai 2014, laquelle est venue préciser les définitions et la mise en œuvre du régime général du détachement contenu dans la directive générale (directive 96/71/CE du 16 décembre 1996). La mise en avant du Code du travail comme motif d’illégalité ne doit toutefois par prêter à confusion. En effet, il est essentiel de rappeler que le salarié détaché n’exerce pas son droit à la libre circulation des travailleurs, fondée sur l’article 45 du TUFE. Sa mobilité s’inscrit dans le cadre d’une prestation de services, en principe temporaire, qui est conclue entre l’entreprise d’origine du travailleur et le maître d’ouvrage. Aussi, plutôt que de justifier l’illégalité par une lecture a contrario du Code du travail, il aurait été peut-être plus simple de souligner que c’est le caractère temporaire de l’activité du salarié, couverte par la prestation de services et l’article 56 du TFUE, qui justifie la non application de l’article L. 5221-3 du Code du travail.
En second lieu, et comme cela était prévisible, l’instruction rappelle les principes fondamentaux de la commande publique et les exigences qui s’imposent aux contrats de commande publique pour caractériser l’illégalité de la clause. De manière évidente, les actes qui obligent les entreprises à respecter cette clause linguistique « présentent un caractère discriminatoire et portent une atteinte non justifiée au principe d’égal accès à la commande publique ». Même si l’instruction ne qualifie pas la nature de la discrimination en cause, il faut y voir une discrimination indirecte en raison de la nationalité, du fait de l’application d’un critère a priori neutre (la langue) qui, de fait, aboutit aux mêmes résultats qu’une discrimination fondée sur l’origine. Outre les principes fondamentaux, le droit substantiel de la commande publique s’oppose à la clause litigieuse. En effet, tant pour les marchés (art. 51 et 38 de l’ordonnance n° 2015-899 du 23 juillet 2015) que pour les concessions (art.33 et 45 de l’ordonnance n° 2016-65 du 29 janvier 2016), les conditions de participation des candidats aux procédures d’attribution de ces contrats doivent être liées et proportionnés à leur objet. En d’autres termes, un lien doit pouvoir être établi entre le contenu de la clause (la langue) et le contenu même du contrat.
Au regard de ces deux fondements principaux, l’instruction souligne que « les clauses précédemment décrites sont illégales » et invite les préfets à les traiter « comme telles, qu’il s’agisse de délibérations prévoyant de tels dispositifs ou de marchés publics ou contrats de concession contenant ces clauses ».
Quels sont les outils dont disposent les institutions européennes pour inciter la France à ne pas contrevenir au droit de l’Union ?
A supposer que ce rappel de l’état du droit par le Gouvernement ne conduise pas à une remise en cause générale de ces clauses, plusieurs voies de droit pourraient être envisagées pour les contester à l’échelle de l’Union.
L’hypothèse la plus probable est celle du recours en constatation de manquement, par la voie duquel la Commission saisit la Cour de justice pour que celle-ci constate le manquement, par un Etat, au droit de l’Union. Le champ de cette voie de droit est relativement large, dans la mesure où le comportement litigieux peut être imputé à un organe autonome ou indépendant, telle qu’une région. Dans le champ de la commande publique, le recours en manquement a d’ailleurs déjà été utilisé par la Commission pour contester le cahier des charges d’une région aux Pays Bas, qui exigeait un label spécifique (Max Havelaar), pour la fourniture de machines à café et de distributeurs destinés à des administrations (CJUE, 10 mai 2012, Commission c. Pays-Bas, aff. C-368/10). Dans l’hypothèse où la clause serait maintenue par certaines collectivités, il ne fait guère de doute que la Commission serait extrêmement réactive pour saisir la Cour, afin de constater le manquement, sur le fondement du droit de la commande publique mais également pour violation de la directive 96/71. Les prises de position de la Commissaire européenne à l’emploi ne laissent guère de doutes sur cette perspective (voir son entretien dans le Parisien daté du 19 mars 2017).
Outre le recours en manquement, l’invocation du droit de l’Union devant le juge interne sera tout fait possible : soit dans le cadre de recours introduits par des concurrents évincés de marchés qui contiendraient ces clauses (dans le cadre du recours en plein contentieux issu de la jurisprudence du Conseil d’Etat, 4 avril 2014, Tarn et Garonne), soit encore par l’intermédiaire d’un recours en excès de pouvoir introduit par un membre de l’organe délibérant (par exemple un membre de l’opposition), soit enfin par la voie du déféré préfectoral.
Existe-t-il encore une possibilité pour les régions de mettre en œuvre cette clause Molière ?
Le maintien de cette clause, telle qu’elle a été conçue et formulée par plusieurs exécutifs locaux, est extrêmement douteux. Deux cas nous paraissent devoir être distingués.
Une clause Molière, « au sens strict », qui exige du candidat à un marché ou à une concession la preuve que son personnel maîtrise, de manière générale, le français ne saurait être maintenue qu’au regard d’un objet spécifique du contrat à conclure. La contrainte essentielle du lien avec l’objet du marché suppose d’établir une forme de connexité entre le contenu des critères et le contenu du marché. Ce lien pourrait, par exemple, se vérifier pour des marchés de services, tels que des activités de formation linguistique ou encore pour des marchés de services aux personnes (assistance aux personnes âgés ou en difficultés). En revanche, le lien ne peut nullement s’établir pour un marché de construction.
Au-delà de la clause Molière, les collectivités disposent d’un certain nombre d’instruments pour veiller à la sécurité des travailleurs détachés. Outre l’obligation de faire respecter des lois de police énoncées par la directive 96/71 au profit du travailleur détaché (durée du travail, salaire minimum, santé et sécurité au travail, protection de la maternité, énoncés à l’article L. 1262-4 du Code du travail), les collectivités peuvent exiger du maître d’ouvrage qu’il justifie du respect de son devoir de vigilance. A cet égard, au lieu d’imposer une clause manifestement inadaptée, les pouvoirs adjudicateurs peuvent exiger du maître d’ouvrage qu’il fournisse la déclaration préalable du détachement (qui justifie la régularité et le cadre de l’emploi des travailleurs détachés), de même qu’ils peuvent veiller à ce qu’il soit solidairement responsable du paiement des rémunérations des travailleurs détachés en cas de non-paiement total ou partiel des salaires par un sous-traitant (art. L. 1262-4-3 du Code du travail). En plus d’être manifestement illégale, le recours à cette clause tend à faire oublier que notre droit dispose d’instruments adaptés pour garantir un contrôle et une régularité du recours au détachement.
Par Stéphane de La Rosa