3 questions à Martin Collet sur le maintien du « verrou de Bercy »
L’Assemblée nationale a confié à une mission d’information le soin d’évaluer l’opportunité de maintenir le « verrou de Bercy », c’est-à-dire le monopole du ministère des finances pour engager des poursuites pénales à l’encontre d’un contribuable soupçonné de fraude fiscale
Décryptage avec Martin Collet, professeur à l’université Panthéon-Assas (Paris II).
« Une critique récurrente tient à la supposée atteinte au principe d’indépendance de l’autorité judiciaire »
Pour quelle raison certains parlementaires critiquent-ils ce mécanisme ?
La critique la plus fréquente – et sans doute aussi la plus légitime – tient à l’opacité du mécanisme. En effet, si l’administration se montre parfaitement transparente sur le nombre de dossiers transmis aux juridictions pénales (de l’ordre de 1000 chaque année), elle reste beaucoup plus évasive sur les critères de sélection des dossiers. Aucune véritable « politique pénale » n’est assumée, en la matière. Cela nourrit immanquablement les soupçons – d’acharnement à l’égard de certains ou, à l’inverse, de complaisance à l’égard d’autres.
Une deuxième critique récurrente, quoique balayée par le Conseil constitutionnel dans une décision du 22 juillet 2016, tient à la supposée atteinte au principe d’indépendance de l’autorité judiciaire qu’impliquerait l’incapacité du procureur de la République d’engager librement des poursuites. Mais la question est avant tout pratique : comment le parquet pourrait-il décider de poursuivre un contribuable indélicat sans avoir été informé au préalable de la situation par l’administration fiscale elle-même ? Sauf dans quelques cas relativement anecdotiques où la fraude fiscale est découverte lors d’une enquête judiciaire, l’immense majorité des cas de fraude ne sont détectables que par l’administration elle-même. Surtout, seule cette dernière est à même de sélectionner objectivement, parmi l’ensemble des cas de violation de la loi fiscale qu’elle identifie, ceux qui méritent d’être dénoncés au parquet – afin que les poursuites pénales prolongent alors la procédure de répression administrative.
L’obligation qui pèse sur l’administration de recueillir l’avis positif d’une autorité indépendante, la Commission des infractions fiscales (CIF), avant de saisir le Parquet n’est-elle pas de nature à lever les soupçons de partialité qui entourent cette procédure ?
Majoritairement composée de hauts magistrats, cette commission créée en 1977 est effectivement censée apporter une garantie aux contribuables, en leur offrant un regard extérieur sur les dossiers transmis par l’administration. Les statistiques sont toutefois troublantes : depuis sa création, la CIF a donné son feu vert aux poursuites dans près de 95% des cas. Certes, d’un côté, ce chiffre conforte l’idée selon laquelle l’administration fait son travail sérieusement en ne transmettant que des dossiers « solides ». Mais le fait que la Commission ne dispose d’aucun véritable moyen d’investigation ni ne puisse entendre les contribuables dont elle examine le dossier ne lui permet pas de conduire sa mission dans des conditions satisfaisantes.
Pis, l’intervention de cette commission tend, bien souvent, à se retourner contre les contribuables poursuivis. Difficile, en effet, pour un juge correctionnel généralement peu au fait des questions de technique fiscale de ne peut pas se sentir quelque peu lié par l’avis délivré par un aréopage de hauts magistrats et de spécialistes de la fiscalité… Au bout du compte, l’avis de la CIF – pourtant rendu au terme d’une procédure non contradictoire – fait bien souvent office de pré-condamnation.
Existe-t-il des obstacles juridiques à l’éventuelle levée du « verrou de Bercy » ?
En se prononçant le 24 juin 2016 sur le principe même du cumul des poursuites fiscales et pénales, le Conseil constitutionnel a considérablement renforcé l’assise juridique du « verrou de Bercy ». Dans sa décision Cahuzac, le Conseil admet en effet la constitutionnalité de cet éventuel cumul au regard d’un raisonnement innovant et pleinement cohérent avec celui que retient de son côté la Cour européenne des droits de l’homme : il consiste en substance à présenter l’engagement de poursuites pénales comme une sorte de nouvel étage de la fusée répressive administrative, réservé aux cas de fraude les plus graves. Cette manière de voir permet subtilement d’écarter la question de la conformité de ce cumul au principe non bis in idem puisque, comme le suggère le Conseil, il n’y a pas de bis dès lors que la répression pénale ne fait que prolonger, dans les cas les plus graves, la répression administrative. Or, répétons-le, qui est à même d’opérer cette sélection des cas de fraude les plus graves, si ce n’est l’administration fiscale ? Ainsi, en supprimant le « verrou de Bercy », le risque serait d’emporter le bébé avec l’eau du bain : la conformité à la Constitution du principe même d’un éventuel cumul de poursuites fiscale et pénale pour les mêmes faits s’en trouverait gravement fragilisée.
Par Martin Collet