3 questions à Antoine Gaudemet sur les enjeux juridiques de l’affaire concernant le groupe Lafarge
Au terme d’une enquête interne conduite par deux cabinets d’avocats indépendants, LafargeHolcim a reconnu que la filiale de Lafarge en Syrie avait « remis des fonds à des tierces parties afin de trouver des arrangements avec un certain nombre de groupes armés, dont des tiers visés par des sanctions, en vue de maintenir l’activité et d’assurer un passage sûr des employés et des approvisionnements, vers et depuis l’usine ». Antoine Gaudemet, Professeur à l’Université Panthéon-Assas et co-Directeur du Diplôme universitaire de Compliance officer, décrypte les enjeux juridiques de l’affaire.
« Il est intéressant de relever que l’infraction d’intelligence avec l’ennemi, agitée dans le débat public, n’est pas envisagée »
Qu’est-il reproché à l’entreprise ?
En l’état actuel du dossier, deux plaintes ont été déposées en France. Elles sont d’inspirations différentes. La première est venue du ministre en charge de l’économie et des finances. Elle repose sur l’article 459 du Code des douanes qui punit « le fait, pour toute personne, de contrevenir ou de tenter de contrevenir aux mesures de restriction des relations économiques et financières prises par la réglementation communautaire ». C’est une violation du programme européen de sanctions économiques qui est reprochée. Une enquête préliminaire a été ouverte par le Service national de douane judiciaire. Aucun juge d’instruction n’a été désigné à ce stade. L’autre plainte a été déposée par deux organisations non gouvernementales, qui se sont constituées parties civiles. Son objet est à la fois plus large et plus grave puisqu’elle vise principalement des faits de financement du terrorisme, de complicité de crimes contre l’humanité et de complicité de crimes de guerre. Il y entre davantage de posture morale mais aussi des considérations procédurales : s’agissant de tels crimes, la prescription ou l’incompétence des tribunaux français ne devrait pas pouvoir être opposée à l’ouverture d’une information judiciaire. Cette autre plainte devrait donc conduire à l’ouverture d’une information et être confiée à un juge d’instruction, qui pourrait se voir adjoindre la plainte du ministre.
Il est intéressant de relever que l’infraction d’intelligence avec l’ennemi, agitée dans le débat public, n’est pas envisagée en revanche : elle n’a pas lieu de l’être en l’état actuel de l’article 411-4 du Code pénal.
Quels sont les risques auxquels est exposée l’entreprise ?
En droit français, les conditions mises à l’engagement de la responsabilité pénale d’une personne morale sont strictes : il est nécessaire que l’infraction ait été commise, pour le compte de la personne morale, par ses organes ou ses représentants. Or elle est plus souvent le fait d’employés qui n’ont pas reçu de délégation de pouvoirs des représentants de la personne morale. Tel pourrait être le cas, en l’espèce. C’est probablement la stratégie de défense, classique, envisagée par Lafarge en France. Les conclusions de l’enquête interne conduite par deux cabinets d’avocats indépendants pointent en particulier que le directeur général de Lafarge Holcim, auparavant aux responsabilités chez Lafarge, « n’était ni responsable ni pouvant être considéré comme informé des actes répréhensibles identifiés dans le cadre de l’enquête ».
Mais cette « faveur » faite à la personne morale en droit pénal français ne se retrouve pas nécessairement dans les autres droits. En droit américain en particulier, les conditions mises à l’engagement de la responsabilité pénale d’une personne morale sont plus souples : il suffit que l’infraction ait été commise par un employé dans le cadre de ses fonctions et dans le but de profiter à la personne morale. Or il est probable que l’affaire en cours soit suivie de près par l’Office of Foreign Assets Control, qui administre le programme américain de sanctions économiques. On se souvient que c’est sur ce fondement que BNP Paris était amenée à conclure un accord de transaction pénale d’un montant de 8,9 milliards de dollars avec les autorités judiciaires américaines en 2014. Et l’on sait désormais que l’administration Trump entend poursuivre dans cette voie à l’égard des entreprises étrangères soupçonnées d’avoir violé le programme américain de sanctions économiques. D’autant plus que l’application de ce programme serait probablement peu difficile à justifier en l’espèce : Lafarge Holcim est le premier cimentier sur le marché américain. A ce point de vue, le choix d’un cabinet d’avocats américain, désigné conjointement avec un cabinet français pour conduire l’enquête interne, n’est évidemment pas fortuit : il s’agit de prendre les devants sur l’ouverture éventuelle d’une procédure aux Etats-Unis et de faire montre de coopération sans attendre.
Surtout, le risque pénal n’est pas tout, loin s’en faut. Le risque de réputation paraît déjà largement consommé pour une entreprise désormais soupçonnée d’avoir financé indirectement des organisations terroristes qui représentent l’insoutenable dans les opinions publiques occidentales. Il s’agit de plus d’une entreprise cotée, dont la valeur boursière dépend principalement des perspectives d’avenir : l’éventualité d’un procès en France et, plus encore, d’une procédure aux Etats-Unis introduit dans son destin un élément d’incalculable qui pèse déjà sur son cours de bourse. A quoi s’ajoutent des tensions entre actionnaires, héritées du rapprochement intervenu entre Lafarge et Holcim en 2015, qui se trouvent revivifiées aujourd’hui. Le tout renvoie l’image d’une entreprise fortement déstabilisée.
Compte tenu de la fusion entre Lafarge et Holcim, la juridiction en charge du dossier devra-t-elle être française ou suisse ?
Le rapprochement intervenu en 2015 entre Lafarge et Holcim est présenté à tort comme une « fusion ». Juridiquement, il a pris la forme d’une offre publique d’échange déposée par la société Holcim sur les actions Lafarge, suivie d’une procédure de retrait obligatoire. La nuance est importante. Elle signifie que la société Lafarge n’a pas été dissoute dans l’opération : elle subsiste, à présent détenue à 100% par Holcim. Il n’y a donc pas lieu de soulever la question, controversée en droit français, de savoir si la responsabilité pénale encoure par Lafarge a été transmise à Holcim, devenue LafargeHolcim. La compétence des tribunaux pénaux français pour connaître des faits reprochés ne semble donc pas sérieusement discutable, d’autant plus que la plupart des personnes physiques impliquées sont de nationalité française. Mais cette compétence n’est pas exclusive de celle d’autres juridictions, notamment américaines comme on l’a vu.
En revanche, il est vraisemblable que des déclarations aient été faites et des garanties accordées concernant les activités de Lafarge au moment de son rapprochement avec Holcim. Ces garanties pourraient être mises en œuvre.
Par Antoine Gaudemet