Par Anne-Charlène Bezzina – Maître de conférences en droit public à l’Université de Rouen – Membre du CUREJ de Rouen – Membre associée de l’IRJS de Paris I
Alors que la proposition de loi du groupe LIOT visant à abroger la réforme des retraites doit être examinée à l’Assemblée nationale le 8 juin prochain, la présidente Renaissance de la Commission des Affaires sociales, Fadila Khattabi, a activé mardi 23 mai le recours à l’article 40 de la Constitution pour vérifier la recevabilité financière de la proposition de loi. La subtilité de la tradition parlementaire mérite toutefois d’être interrogée pour vérifier quelle réponse pourra être apportée à cette irrecevabilité.

En quoi consiste l’article 40 de la Constitution ?

La procédure de l’article 40 de la Constitution consiste à donner au Gouvernement et aux parlementaires le pouvoir de déclarer irrecevables – c’est-à-dire d’empêcher tout dépôt et toute discussion – un amendement ou une proposition de loi dès lors que ces ou cette dernière ont pour conséquence « d’aggraver une charge » ou de « diminuer les ressources » publiques. L’irrecevabilité de l’article 40 est de nature financière et consiste à empêcher toute déstabilisation de l’équilibre financier.

Cet article résulte d’une évolution historique depuis les Républiques parlementaires (la 3ème et la 4ème République) durant lesquelles les élus, tentés par les velléités électoralistes, avaient tendance à aggraver les budgets. C’est pourquoi la Constitution de la 5ème République a placé le Parlement « sous curatelle » (G. Carcassonne).

L’article 40 est une irrecevabilité absolue « d’ordre public » (J.-L Pezant) ce qui signifie qu’elle peut être opposée à tout moment du débat et par plusieurs autorités. Le Conseil constitutionnel a interprété cette irrecevabilité de telle manière qu’il n’accepte d’en contrôler l’application qu’en « appel » (L. Favoreu et L. Philip), c’est-à-dire seulement après qu’un mécanisme parlementaire de contrôle systématique de l’irrecevabilité au stade du dépôt de la proposition ou de l’amendement ait été mis en place. Aujourd’hui, chaque assemblée met donc en œuvre ces procédures, le Sénat ayant longtemps suivi un cheminement différent.

Finalement, ce contrôle de la recevabilité financière a donc considérablement renforcé les prérogatives de l’exécutif sous la Cinquième République et constitue sans doute l’un des mécanismes les plus marquants du parlementarisme rationalisé.

La proposition de loi visant à abroger la réforme des retraites, déposée par le groupe LIOT, pourrait-elle être déclarée irrecevable sur le fondement de l’article 40 de la Constitution ?

Avant tout, la question se pose de savoir quel est le droit applicable à l’appréciation de l’aggravation de la charge ou de la diminution des ressources pour la proposition de loi LIOT (cette question s’était également posée pour la proposition de RIP portée par l’opposition). D’après la jurisprudence parlementaire, il est possible de se fonder soit sur le droit proposé (le retour à l’âge légal de retraite à 62 ans) soit sur le droit existant (l’âge légal de départ à 64 ans) ; la base de droit choisie étant en pratique celle la plus favorable à la recevabilité. Mais, si le projet de loi de réforme des retraites devait être pris comme point de référence, cette proposition aurait pour objet d’augmenter la dépense publique.

Pour en revenir à l’application concrète de l’article 40 à la proposition de loi LIOT, il convient de considérer à la fois l’effet d’aggravation de la charge qu’induit le retour de l’âge légal de départ à 62 ans, comme l’avance le gouvernement (A. Bergé évoque « une charge supplémentaire de 15 milliards et même plutôt 22 milliards ») mais aussi celui de diminution des ressources des caisses de la sécurité sociale que la proposition porte.

Dans le premier cas, d’après les termes du texte constitutionnel, il est impossible de gager l’aggravation d’une charge. Toutefois, dans le cas précis des propositions de loi, la tradition parlementaire établie – invoquée par les rédacteurs de la proposition de loi LIOT et le Président de la Commission des finances – veut que la délégation du Bureau de l’Assemblée admette, au stade du dépôt, la recevabilité de charges gagées, c’est-à-dire d’une proposition de loi qui créerait ou aggraverait une charge dès lors qu’elle l’assortirait d’une compensation. Pour la proposition de loi LIOT, ce gage existe dans l’augmentation de la fiscalité sur le tabac (al. 1 de l’art. 2 de la Proposition), (c’est le gage « tarte à la crème » de la Cinquième République), ce qui pourrait justifier que la proposition soit déclarée recevable.

À l’inverse, dans le deuxième cas (qui n’a paradoxalement jusqu’alors jamais été évoqué dans le débat politique actuel), la formulation asymétrique retenue par l’article 40, évoquant la non-aggravation « d’une » charge et la non-diminution « des » ressources démontre que seule une diminution globale des ressources entraîne l’irrecevabilité. En ce sens, il est possible pour les parlementaires de gager (c’est-à-dire de compenser) la diminution. Au cas présent, la diminution étant également gagée par la même majoration de l’accise sur les tabacs (al. 2. De l’art. 2 de la Proposition), sa recevabilité serait actée.

Aussi, même si l’aggravation de la charge financière ou la diminution de ressource étaient avérées, le président de la Commission des finances pourrait appliquer une jurisprudence souple et déclarer la proposition recevable.

A qui revient la compétence de trancher ?

Plusieurs acteurs peuvent être amenés à se pencher sur l’irrecevabilité financière en fonction du moment où elle est soulevée.

Au stade de leur dépôt, le contrôle préalable systématique des propositions de loi est, aux termes du premier alinéa de l’article 89 du Règlement de l’Assemblée nationale, assuré par une délégation du Bureau de l’Assemblée. Au cas présent, la proposition de loi du groupe LIOT a déjà été déclarée recevable par le Bureau le 25 avril 2023 ; la Présidente de l’Assemblée nationale a réaffirmé sa position en conférence des présidents le 16 mai.

L’irrecevabilité de la proposition de loi peut encore être soulevée à n’importe quel stade de la discussion, comme le prévoit l’article 89 al. 4 du Règlement à l’initiative du Gouvernement ou de tout député. Au cas présent, c’est en vertu de cet article du Règlement que la Présidente de la Commission des affaires sociales a pu saisir le Président de la Commission des finances de la question de la recevabilité financière de la proposition, en sa qualité de députée.

Pendant quelques jours, la question de l’autorité compétente pour statuer sur cette irrecevabilité avait été posée par la majorité qui avait considéré que la saisine du Président de la Commission des finances n’était pas une évidence. En effet, toujours d’après l’article 89 al. 4 du règlement, c’est le Président de la commission des finances ou le rapporteur général ou l’un des membres du bureau qui est saisi. Pour le cas de la proposition de loi LIOT, la question prenait toute son importance puisque le Président de la commission des finances, le député E. Coquerel, membre du groupe LFI est favorable à la proposition de loi, alors que le rapporteur général de la commission le député Renaissance J-R Cazeneuve y est hostile.

En saisissant le Président de la Commission des finances, la Présidente de la Commission des affaires sociales a suivi la tradition qui réserve plutôt cet examen à cette autorité ; sous la Cinquième République, les présidents ont toujours pris de la hauteur sur les enjeux politiques pour privilégier le respect de l’article 40.

Or, de l’avis du président E. Coquerel, invoquant les précédents de la Cinquième République, il est rare qu’une proposition de loi soit déclarée irrecevable dans son entier. En effet, la jurisprudence parlementaire plaide plutôt pour que la décision d’irrecevabilité soit limitée aux seuls alinéas ou articles contraires à l’article 40 en laissant subsister le reste, mais cette position sera difficile à tenir ici étant donné que la proposition de loi ne contient que deux articles.

Finalement, cette irrecevabilité qui sera contrôlée par le Président de la Commission des finances, issu des rangs de la France insoumise, a de fortes chances d’être rejetée. Il paraît peu probable que la Présidente de l’Assemblée saisisse le Bureau pour contourner cette décision.

La proposition pourrait donc être discutée à l’Assemblée nationale.

[vcex_button url= »https://www.leclubdesjuristes.com/newsletter/ » title= »Abonnement à la newsletter » style= »flat » align= »center » color= »black » size= »medium » target= » rel= »none »]En savoir plus…[/vcex_button]