Par Bruno Py, Professeur de droit privé et sciences criminelles à l’Université de Lorraine

La prescription de l’action publique, qui interdit de poursuivre un délinquant au-delà d’un délai fixé par la loi, vient du latin praescribere – tracer, par un acte écrit, une limite dans le temps. La prescription est une cause légale qui entraîne extinction de l’action publique du fait de l’écoulement du temps (Code proc. Pén. Art. 6 et 7). Ce mécanisme ancien est universel entraîne qu’au-delà d’un certain temps nul ne peut plus poursuivre. La prescription a longtemps été considérée comme une base de l’État de droit et un pilier des droits de la défense, au cœur de la notion de sécurité juridique, le Professeur Vitu évoquait « l’expression de la grande loi de l’oubli, cet élément si puissant de la vie des individus et des peuples. » (Traité de droit criminel, Procédure pénale, Cujas 1989, n°47, p.59). Or, l’heure est désormais à la contestation du principe même de la prescription. La démarche a conduit à allonger les délais de prescription, sans pour autant satisfaire les partisans de sa disparition qui vise son anéantissement. Or, comme le mirage qui fait croire à une oasis dans le désert, avancer vers l’imprescriptibilité peut leurrer les victimes, voire les perdre dans les sables mouvants des illusions dangereuses.

L’allongement des prescriptions est d’ores et déjà un placebo, un leurre, une chimère.

La prescription – saison 1 – 2004-2006, l’extension spécifique. Par le jeu de réformes successives, la prescription de l’action publique en matière de viol sur mineur a été repoussée. « Démarre ainsi une course sans fin vers un allongement des délais de prescription dont on ne voit plus le terme possible » (Audrey Darsonville, Prescription de l’action publique des crimes sexuels commis contre les mineurs : le droit face à l’émotion, Dalloz actualité, 27 janv. 2017). La loi n° 2004-204 du 9 mars 2004 a porté à 10 ans le délai de prescription en matière de délits d’agressions sexuelles sur mineur et à 20 ans celui applicable au viol sur mineur et aux agressions sexuelles sur mineur de 15 ans par ascendant. À partir de 2004, tout mineur victime d’un viol peut donc agir utilement jusqu’à son 38e anniversaire.

La prescription – saison 2 – 2016-2017, l’extension générale. Le 22 novembre 2016, Flavie Flament est nommée à la tête d’une mission de consensus sur le délai de prescription pour les viols. Les travaux de ladite commission vont conduire au vote de la loi n° 2017-242 du 27 février 2017 (Jocelyne Leblois-Happe, La réforme de la prescription, enfin ! – Loi du 27 février 2017, JCP G 2017, doctr. 424), qui introduit une réforme globale des délais de la prescription de l’action publique pour tous les crimes et tous les délits à l’égard de tous les suspects, quelles que soient les victimes. Désormais, tous les crimes se prescrivent par 20 ans, et tous les délits par 6 ans. Le trio 1-6-20 a remplacé le classique 1-3-10.

La prescription – saison 3 – 2018, le retour de l’extension spécifique. Se fondant une fois de plus sur l’émotion populaire et la médiatisation de faits divers, la loi du 3 août 2018 vint parachever le processus d’allongement des délais de prescription. (Patrice Le Maigat, Loi Schiappa : un nouvel exemple de soumission d’une politique pénale à l’idéologie victimaire ?, Gaz. Pal. 16 oct. 2018, n° 332t6, p. 12) Désormais, « l’action publique des crimes mentionnés à l’article 706-47 du présent code, lorsqu’ils sont commis sur des mineurs, se prescrit par trente années révolues à compter de la majorité de ces derniers » (CPP, art. 7, al. 3). Depuis la loi du 3 août 2018, un mineur victime d’un viol peut agir pendant 30 ans, délai qui ne commence à courir qu’à sa majorité. Autrement dit, un mineur victime d’un viol peut porter plainte jusqu’à son 48e anniversaire.

La prescription – saison 4 – 2021, glissade vers l’infini et au-delà. La loi du 21 avril 2021 crée une extension de la prescription des viols commis sur des mineurs. Celle-ci a été qualifiée de prescription « glissante », « échelonnée », « revivifiée » ou « réactivée ». (Bruno Py, Infractions sexuelles et inceste : ce qui ne se conçoit pas bien n’a aucune chance de s’énoncer clairement, Gazette du Palais, 22 juin 2021, pp.13-16.) Le recours à ce mécanisme permet de prolonger le délai de prescription de l’action publique des crimes sexuels les plus anciens si de nouveaux crimes similaires sont commis par le même auteur (hypothèse du « violeur en série » ou du violeur récidiviste. Cette réforme est un bouleversement majeur de la logique jusqu’alors applicable à la prescription, attachée depuis toujours à l’infraction prise dans son unicité, qui ne pouvait être liée au sort d’autres faits qu’en présence d’infractions connexes ou indivisibles, autrement dit d’infractions liées entre elles par les circonstances de leur commission et non par la personne de leur auteur (Haritini Matsopoulou, Violences sexuelles contre les mineurs – Les nouvelles règles de prescription applicables aux crimes et délits sexuels commis sur des mineurs, JCP G 2021, n° 19-20, 514.)

Une prescription allongée mais inefficace jusqu’à preuve du contraire. Puisque la loi permet déjà aujourd’hui de mettre en mouvement l’action publique jusqu’au 48ème anniversaire de la victime d’un viol pendant sa minorité, il est essentiel de s’interroger sur la réalité de poursuites tardives. Chacun remarquera qu’il n’y a eu jusqu’à présent aucune étude d’impact sur ce point. Combien de plaintes dix ans, vingt ans, trente ans après les faits ? Et surtout combien de condamnation ? Les praticiens s’accordent à reconnaître que l’efficacité des allongements de prescription est faible ou nulle pour une double raison. La première est liée aux difficultés probatoires la seconde au principe de la présomption d’innocence. On enseigne depuis toujours que le temps dégrade les traces et indices « les preuves matérielles disparaissent avec le temps, la mémoire des témoins défaille, et il serait bien difficile de convaincre un homme d’un crime lorsqu’un long temps s’est écoulé depuis la perpétration de ce crime. » (L’imprescribilité par le bâtonnier Paul ARRIGHI, Le Monde 29 mars 1965). Ce qui est vérifié en général, l’est encore plus en matière de viol et/ou d’agression sexuelle. (Véronique Tellier-Cayrol, Loi du 3 août 2018 renforçant la lutte contre les violences sexuelles et sexistes, Des objectifs respectables, une efficacité incertaine, AJ Pénal 2018 p. 400) « Il faut bien admettre que, dans le cas de violences sexuelles, les faits sont difficiles à prouver matériellement, que ce soit 48 ans après l’agression ou même quelques heures après. » (exposé des motifs, Proposition de loi visant à supprimer la prescription pour les viols et agressions sexuelles sur mineurs, n° 2110, déposée le mardi 18 novembre 2025 sur le bureau de l’Assemblée nationale par Maud Petit).

Victimes on vous croît, affirmation dangereuse. Si le dépérissement des preuves rend quasiment impossible la démonstration de la moindre culpabilité alors il n’y a plus qu’une solution, qu’il faut absolument repousser, laquelle consiste à entériner le slogan : « victime on vous croît ». Cette formule-choc est issue des mouvements féministes et des collectifs de lutte contre les violences sexuelles, L’expression s’est popularisée autour de 2017–2018, avec l’essor des mouvements #MeToo et #BalanceTonPorc. Ce slogan vise à renverser le principe de la présomption d’innocence en faisant de toute plaignante une victime et de tout accusé un présumé coupable. Or, l’ensemble des règles normatives tant constitutionnelles, que conventionnelles et légales affirment exactement l’inverse. Qu’on se rappelle de la formule de l’empereur Flavius Claudius Julianus, (331-363), surnommé Julien l’Apostat par la tradition chrétienne « S’il suffit de nier, où seront désormais les coupables ? », à quoi l’empereur rétorque : « S’il suffit d’accuser, où seront les innocents ? » (Lucien Jerphagnon, Julien dit l’Apostat, Paris, Tallandier, 2020, p. 303.). Le spectre de l’erreur judiciaire doit nous rappeler le principe directeur de toute procédure pénale y compris en matière de viols d’enfants (Gaspard Lindon, Les fausses plaintes pour viol, Droit pénal Lexisnexis déc. 2024, p.6. Valérie-Odile Dervieux, Justice et violences sexuelles : à qui profite le fake ?)  En droit positif, tout mise en cause est présumé innocent jusqu’à preuve du contraire.

La question de la libération de la parole. Est-ce que l’allongement de la prescription libèrerait la parole de victimes qui auraient besoin de temps pour révéler les viols et agressions subis ? Beaucoup l’affirment, peu le démontrent alors même que l’inverse est parfois évident. Qu’il suffise de rappeler la démarche de Camille Kouchner ayant attendu l’écoulement du délai de la prescription pour publier « la familia grande » (Seuil, 2021, p.177). « Il n’est pas de postulat plus dangereux que celui selon lequel toute mémoire serait vertueuse et tout oubli préjudiciable » (Marie Dosé, Éloge de la prescription, Ed. de l’Observatoire, 2021). « D’autre part, et le rapport de la CIIVISE le reconnaît d’ailleurs, il n’est pas rare que les victimes attendent que la prescription soit acquise pour prendre la parole, comme si la confrontation avec le monde judiciaire et la perspective d’un procès faisait figure de repoussoir. On peut déplorer le manque de confiance des victimes dans l’institution judiciaire, et s’interroger sur ses causes, mais le fait est là. Le nier n’est pas protéger les victimes. Pour ces dernières, l’imprescriptibilité pourrait bien, à front renversé, se transformer en injonction au silence. »

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L’imprescriptibilité est un slogan, une revendication, un étendard. Depuis plus de 15 ans se succèdent les propos, tribunes et pétitions pour réclamer l’imprescriptibilité pour les viols commis sur des mineurs. Réclamée régulièrement par plusieurs questions écrites de députés depuis 2003, dès 2017 une proposition de loi en ce sens a été déposée sur le bureau du Sénat avec l’exposé des motifs suivants : « L’imprescriptibilité des crimes et délits sexuels permettra donc de répondre aux attentes des victimes, qui ne comprennent pas l’existence même d’un délai au-delà duquel la justice ne les entend plus. Elles le ressentent comme une insupportable injustice, l’auteur bénéficiant d’un droit à l’oubli qui leur est interdit ». La CIIVISE a réclamé l’imprescriptibilité dans sa préconisation n° 60 en novembre 2023. La doctrine a parfois validé cette revendication.

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Plus récemment (14 et 18 novembre 2025), deux nouvelles propositions de loi visent le même objectif. Proposition de loi visant à la pleine reconnaissance de l’inceste et à l’imprescriptibilité des crimes sexuels sur mineurs, n°127 de Mme Annick BILLON, déposé au Sénat le 14 novembre 2025 ; Proposition de loi visant à supprimer la prescription pour les viols et agressions sexuelles sur mineurs, n° 2110, déposée le mardi 18 novembre 2025 sur le bureau de l’Assemblée nationale par Maud Petit. Les arguments qui fondent les discours des partisans de l’imprescriptibilité tournent tous autour du caractère infini de la souffrance des victimes. « Comment faire perdurer ce raisonnement lorsque la victime souffre toute sa vie du traumatisme causé par son agression ? » (exposé des motifs de la proposition n°2110). L’idée générale est que le temps du droit soit aligné sur le rythme de la sensibilité de la victime. « Ce n’est pas aux victimes de s’adapter au droit, mais au droit de s’adapter au rythme de leur reconstruction. » (exposé des motifs de la proposition n°127).

L’imprescriptibilité serait demain, à l’instar d’un mirage, une illusion trompeuse à titre individuel. L’hypothèse de l’imprescriptibilité viserait à laisser à penser à chaque victime qu’une procédure pénale pourrait être intentée sans aucune limite temporelle. Or, cette perspective, loin d’être utopique, est constitutive d’une illusion trompeuse et douloureuse. En générant un espoir démesuré, l’imprescriptibilité serait à l’origine de déconvenues cruelles pour celui à qui on répondra plusieurs décennies après les faits que, faute de preuve, la justice classe sans suites, ordonne un non-lieu ou acquitte. Une deuxième souffrance s’ajoutera à la première. Non, le procès pénal n’est pas thérapeutique, il peut même être délétère. Faut-il rappeler que certaines victimes décompensent au lendemain de procès même gagnés ? (Soren Seelow, Fred Dewilde, dessinateur et survivant de l’attentat du Bataclan, s’est suicidé, Le Monde 7 mai 2024). Le temps du procès, n’est pas le temps du soin et peut même empêcher la reconstruction individuelle. Il n’a jamais été démontré de lien causal entre la procédure pénale et la résilience. « En réalité, la demande d’imprescriptibilité témoigne plus largement d’une aspiration profonde à vouloir faire jouer à la justice pénale un rôle qui n’est pas le sien. Elle marque un changement de paradigme, en assignant à la justice un dessein thérapeutique qui lui est étranger ».

Le culte de la victime et ses dégâts collatéraux. La protection des victimes est devenue la clef de voute, la pierre angulaire, la raison d’être du procès pénal contemporain. (Denis Salas, La volonté de punir. Essai sur le populisme pénal, Hachette 2005). L’émotion et la compassion sont devenus valeurs cardinales. Ce n’est pas la première fois que des voix s’élèvent pour s’inquiéter de la place désormais accordée aux victimes dans la procédure pénale. (Oppressantes victimes, Pascale Robert-Diard, Le monde 23 janvier 2007). « La justice pénale ne doit pas devenir le bras armé des victimes, Elle est au service de la société tout entière. » (Carole Hardouin-Le Goff, L’Oubli de l’infraction, LGDJ, 2008). Cette tendance contemporaine est parfois qualifiée de victimagogie, de victimophilie, de victimisation, de victimisme ou de pandémie victimaire. « Aujourd’hui, l’institution judiciaire s’est trouvée un nouveau maître, plus aveugle, plus menaçant encore que l’État autoritaire. Le plaignant aux mille récriminations, idolâtré, transfiguré en sainte victime » (Thierry Levy, Éloge de la barbarie judiciaire, Odile Jacob 2011.) Ce culte de la victime conduit à produire des lois sans contenus juridiques opérationnels à seul but communicationnel comme le serait l’adoption d’une loi sur l’imprescriptibilité des infractions sexuelles sur mineur. « Au-delà des interrogations sur le besoin réel d’imprescriptibilité au regard des règles actuelles, l’imprescriptibilité semble surtout de nature à se retourner contre les victimes que l’on cherche à protéger. A l’inutilité s’ajoute alors le danger ». La justice pénale n’est pas la vengeance privée. Et si demain la prise en compte de la souffrance de la victime devenait l’alpha et l’omega du procès pénal alors pourquoi s’arrêter à combattre la prescription ? Il a déjà été porté atteinte au fait de ne pas juger les fous (Loi n° 2008-174 du 25 février 2008 relative à la rétention de sûreté et à la déclaration d’irresponsabilité pénale pour cause de trouble mental ; et loi n° 2022-52 du 24 janvier 2022 relative à la responsabilité pénale et à la sécurité intérieure, création art.122-1-1 Code pénal), pourquoi ne pas prévoir demain de pouvoir juger les morts. Certaines victimes de l’abbé Pierre le désireraient peut-être ?

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L’imprescriptibilité serait demain un brouillage des valeurs protégées sur le plan collectif. Rendre imprescriptible un crime contre un individu bafouerait la hiérarchie des valeurs protégées (Patrick Mistretta dir., L’empreinte des valeurs sociales protégées en droit pénal, Dalloz 2020). La revendication des partisans de l’imprescriptibilité est limpide : « Le viol d’un mineur est un crime contre l’humanité de la personne. Il exige une réponse claire, ferme et sans limite de temps. » (exposé des motifs de la proposition n°127). Un crime contre un enfant serait assimilé à un crime contre l’humanité au risque de brouiller totalement la ratio legis. « Si l’unique crime imprescriptible est le crime contre l’humanité, c’est qu’il se distingue symboliquement et radicalement de tous les autres. Sauf à se complaire dans des poncifs aussi dangereux qu’ineptes, un enfant n’est pas une population civile, et le mal perpétré sur un enfant particulier n’est pas fait au genre humain tout entier : aussi odieux qu’il soit, il n’est pas commis dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique lancée contre tout une population civile. (Marie Dosé, Éloge de la prescription, éditions de l’observatoire, 2021, p.19.

Si d’aventure demain, le législateur, surfant sur une vague déferlante d’émotion populaire d’inspiration populiste, adoptait l’imprescriptibilité du crime de viol sur mineur, au nom de l’abolition de la grande loi de l’oubli, nous craignons qu’il condamne certaines victimes à l’horreur d’un jour sans fin. (Un jour sans fin (Groundhog Day), Film Américain, réalisé par Harold Ramis, Columbia 1993.) Un réveil chaque jour identique, avec l’angoissante question qui se reposerait à l’infini, y-aura-t-il un procès demain ? « À défaut du pardon, laisse venir l’oubli », (Alfred de Musset, Nuit d’octobre 1837).