Quel cadre juridique pour la reconnaissance faciale ?
Le gouvernement a relancé le débat sur la reconnaissance faciale, le garde des Sceaux proposant la création d’un groupe de travail pour en définir le cadre légal et « introduire cette mesure dans notre législation ». Ces déclarations laissent entendre que la reconnaissance faciale serait absente de la procédure pénale. Est-ce vraiment le cas ?
Publié le | Modifié le

Par Etienne Vergès, Professeur à l’Université Grenoble Alpes, Chaire MIAI Cluster « AI-LegalTools »
Comment distinguer la reconnaissance faciale en matière pénale, et dans le domaine de la sécurité intérieure ?
Pour bien comprendre les enjeux de l’usage de la reconnaissance faciale, il faut revenir sur le cadre existant, qui est à la fois peu visible, mais bien connu des enquêteurs. En matière pénale, la reconnaissance faciale est une technique d’enquête autorisée par une disposition du Code de procédure pénale qui se dissimule derrière le fichier des antécédents judiciaires (dit « TAJ » pour « traitement des antécédents judiciaires »). Concrètement, lorsqu’un enquêteur reçoit une image issue d’une photo ou d’une vidéo collectée sur le terrain, il a la possibilité d’interroger un fichier de police (le TAJ), qui conserve plus de 8 millions de photos d’anciens suspects et de personnes condamnées. L’enquêteur demande alors à un logiciel de reconnaissance faciale d’identifier les photos similaires à celle qu’il a reçue. Cette technique repose sur l’usage de l’intelligence artificielle et le logiciel de reconnaissance faciale, qui fonctionne un peu comme un Google image, affiche sur l’écran les photos de suspects les plus ressemblantes à celle détenue par l’enquêteur. Le logiciel peut également fournir à l’enquêteur un pourcentage de similarité entre les deux images. Ce pourcentage exprime la probabilité que la personne figurant sur l’image qu’il détient soit la même que celle fichées au TAJ. Cette technique est donc très utile puisqu’elle permet, à partir d’une photo prise dans la rue (ou dans un lieu privé), d’identifier un suspect, à condition que celui-ci ait déjà été suspecté ou poursuivi dans une précédente affaire. La reconnaissance faciale est une technique d’identification judiciaire similaire à la comparaison d’empreintes ADN. Une différence majeure existe cependant : les systèmes de reconnaissance faciale ne présentent pas les garanties de fiabilité scientifique de la comparaison d’empreintes ADN et l’opération de rapprochement entre deux images n’est pas aussi précise qu’un test ADN.
En dehors des enquêtes pénales, la reconnaissance faciale est interdite pour toutes les mesures dites de « sécurité intérieure ». Nous parlons ici des procédures administratives de surveillance publique et de maintien de l’ordre. Le Code de la sécurité intérieure, qui permet aux agents de procéder à des captations vidéo sur la voie publique (par ex. par drone), prévoit expressément que « les dispositifs […] ne peuvent ni procéder à la captation du son, ni comporter de traitements automatisés de reconnaissance faciale ». En d’autres termes, si la reconnaissance faciale permet d’identifier un suspect durant une enquête de police judiciaire, elle est prohibée lorsqu’il s’agit de mettre en œuvre des techniques de surveillance plus générales sur la population à des fins de sécurité. La raison de cette interdiction est évidente : il s’agit de respecter la vie privée des individus, laquelle mérite d’être protégée, même lorsque ces individus se trouvent sur la voie publique.
Quels sont les problèmes posés dans l’usage de la reconnaissance faciale sur la voie publique ?
Cette différence de traitement entre enquête judiciaire et sécurité intérieure repose sur l’idée que la reconnaissance faciale autorisée durant l’enquête concerne l’image d’un suspect, qui a été surpris en train de commettre une infraction (ou de s’enfuir). En revanche, lorsqu’elle est utilisée à des fins de sécurité intérieure, la reconnaissance faciale se transforme en technique de surveillance de masse. Elle consiste à identifier et à suivre toute personne qui se déplace dans un lieu public. Si on imagine que cette technique peut être d’une très grande utilité pour repérer une personne suspectée d’actes de terrorisme (ou d’un autre crime) en fuite, on comprend également qu’elle prend un tout autre visage lorsque l’autorité administrative l’utilise pour identifier et pister les militants dans une manifestation politique ou syndicale. La généralisation de la reconnaissance faciale – ou de tout autre technique d’identification et de surveillance des individus – est la marque des systèmes autoritaires (v. la décision de la CEDH Glukhin c. Russie 2023)
Les propos du garde des Sceaux et du ministre de l’Intérieur traduisent ainsi toute l’ambivalence de l’usage de la reconnaissance faciale. En proposant le recours à la reconnaissance faciale dans le cadre d’enquêtes pénales, le ministre de l’Intérieur laisse croire que cet usage n’existe pas, alors que chaque année 500 000 demandes de reconnaissance faciale sont envoyées au fichier des antécédents judiciaires. En faisant de la reconnaissance faciale un moyen de lutte contre l’insécurité, auquel le Parlement se serait toujours opposé, il tente de pousser le débat vers un usage de cette technique à des fins de surveillance. Derrière ces propos se dissimule la volonté d’introduire la reconnaissance faciale dans le Code de la sécurité intérieure.
Quels sont les enjeux politiques du débat sur l’extension de la reconnaissance faciale ?
Le législateur ne s’y est pas trompé, lorsqu’il a refusé en 2024 l’instauration de cette technique dans la « loi expérimentale » relative aux Jeux olympiques. À cette époque, la CNIL a avancé trois arguments pour s’opposer à l’extension de la reconnaissance faciale aux opérations de sécurité : un risque d’atteinte à l’anonymat dans l’espace public, l’identification via des données particulièrement sensibles (le visage) qui ne s’altèrent pas dans le temps, et enfin le fait que cette technologie est encore faillible et porteuse de biais.
Ce débat sur l’utilisation de la reconnaissance faciale dans l’espace public n’est donc pas nouveau. Il constitue un marqueur fort des clivages politiques et idéologiques autour des techniques de surveillance. Mais que l’on ne s’y trompe pas, la reconnaissance faciale en enquête de police est licite et son usage relève du quotidien des enquêteurs. La question qui se pose ici est celle de savoir si cette technique pourrait un jour être utilisée pour surveiller la fréquentation de la voie publique. La Cour européenne des droits de l’homme a fermement condamné cet usage dans un arrêt rendu contre la Russie. En lisant les déclarations des ministres, on se demande s’il est bien raisonnable que la France suive le même chemin.
Ce travail s’inscrit dans une recherche qui a bénéficié d’une aide de l’État gérée par l’Agence Nationale de la Recherche au titre de France 2030 portant la référence ANR-23-IACL-0006