Par Mathieu Maisonneuve – Professeur de droit public à l’Université d’Aix-Marseille
Le football et le hijab sont deux sujets qui peuvent séparément suffire à déchainer les passions. Leur rencontre contentieuse devant le Conseil d’État, née de recours formés par trois associations et par plusieurs sportives appartenant au collectif informel « Les hijabeuses », promettait d’être explosive. Les conclusions du rapporteur public, prononcées à l’audience le 26 juin dernier et proposant d’annuler le refus de la Fédération française de football (FFF) d’abroger la disposition réglementaire de ses statuts interdisant, pendant les matchs, « tout port de signe ou tenue manifestant ostensiblement une appartenance politique, philosophique, religieuse ou syndicale », ont allumé la mèche. Certaines réactions politiques ont été si virulentes que le Conseil d’État a publié un communiqué de presse pour « dénonce[r] avec la plus grande fermeté les attaques ayant visé la juridiction administrative et tout particulièrement le rapporteur public ». La tension est quelque peu retombée après que, par une décision du 29 juin, le Conseil d’État a choisi de ne pas suivre les conclusions de son rapporteur public, pourtant solidement argumentées, et a rejeté les recours portés devant lui.

Sur quels fondements le Conseil d’État a-t-il rejeté la requête des « hijabeuses » ?

La décision repose classiquement sur deux fondements distincts selon la situation des personnes auxquelles l’interdiction s’adresse. Concernant les agents de la FFF et les personnes sur lesquelles elle exerce une autorité hiérarchique ou un pouvoir direction, l’interdiction est justifiée par le principe de neutralité du service public. Il est en effet de jurisprudence constante que les agents et assimilés des services publics (CE avis, 3 mai 2000, Mlle Marteaux), y compris lorsqu’ils sont gérés par une personne privée (Cass. soc., 19 mars 2013, CPAM de Seine-Saint-Denis), doivent s’abstenir, dans l’exercice de leurs fonctions, de toute manifestation de leurs convictions et opinions. Il était d’autant moins douteux que la FFF, en sa qualité de délégataire de service public, pouvait ainsi interdire à ses agents au sens large de manifester leur appartenance religieuse que l’article 1er de la loi du 24 août 2021 confortant le respect des principes de la République lui en fait désormais l’obligation.

L’apport de la décision rendue par le Conseil d’État est ici de préciser que sont notamment soumis à ce principe « les personnes que la Fédération sélectionne dans les équipes de France, mises à sa disposition et soumises à son pouvoir de direction pour le temps des manifestations et compétitions auxquelles elles participent à ce titre ». Faudra-t-il demain exiger des joueuses et joueurs des équipes de France qu’ils cessent de se signer ou de faire un geste de prière en entrant sur le terrain ou après avoir marqué un but, ou même demander à Olivier Giroud de cacher son avant-bras droit sur lequel est tatoué, en gros caractères et en latin, le premier verset du psaume 23 de la Bible ?

Concernant les licenciés participant aux compétitions nationales ou locales relevant de la FFF, le Conseil d’État a considéré que l’interdiction du port de tout signe ou tenue religieux pendant les matchs pouvait légalement procéder de l’exercice du pouvoir réglementaire dont dispose les fédérations délégataires pour l’organisation et le fonctionnement du service public qui leur est confié. Le principe de neutralité du service public concerne par définition ceux qui, d’une façon ou d’une autre, l’incarnent. Il ne pouvait justifier une interdiction visant de simples usagers. La différence de fondement n’est pas sans conséquences. Alors que le principe de neutralité du service public commande par lui-même d’interdire à ses destinataires toute manifestation de leurs opinions et convictions, le bon déroulement des compétitions ne permet de limiter les libertés de ceux qui y participent qu’à la condition qu’une telle interdiction soit nécessaire, adaptée et proportionnée.

En l’espèce, le Conseil d’État a sans surprise jugé que tel était le cas des interdictions de « tout discours ou affichage à caractère politique, idéologique, religieux ou syndical » et de « tout acte de prosélytisme ou manœuvre de propagande » contenues à l’article 1er des statuts de la FFF, interdictions que ne contestaient d’ailleurs pas les « hijabeuses » mais seulement la Ligue des droits de l’homme dans une requête distincte. Il a surtout considéré que tel était également le cas de l’interdiction de porter tout signe ou tenue manifestant ostensiblement une appartenance religieuse, et quand bien même le signe ou la tenue concerné serait adapté à la pratique sportive (comme le sont les hijabs vendus par les grandes enseignes de sport). Selon le Conseil d’État, une telle interdiction, « limitée aux temps et lieux des matchs de football », serait notamment nécessaire pour prévenir « tout affrontement ou confrontation sans lien avec le sport ».

Derrière le classicisme apparent de sa motivation, la décision cache-t-elle une particularité ?

La décision n’est en effet pas juridiquement si anodine qu’elle n’en a l’air. L’originalité tient au fait que le risque avancé par le Conseil d’État, s’il ne peut être totalement écarté, n’est pas avéré. Selon le rapporteur public, la FFF elle-même n’était ainsi pas parvenue à faire état d’un seul trouble ou incident directement lié au port d’une tenue religieuse à l’occasion d’un match de football. Normal, dira-t-on, dans la mesure où le port de telles tenues est interdit. Ce serait toutefois oublier que, malgré l’interdiction, des joueuses voilées ont pris part à des matchs, notamment en Île-de-France, et que, dans d’autres sports que le football, par exemple au handball ou au rugby, le port du hijab est expressément autorisé, sans que cela n’ait apparemment posé de difficultés. Il ne faut en effet pas confondre les dérives communautaristes, réelles dans le milieu sportif (v. le rapport de l’IGéSR), avec le simple port d’une tenue religieuse, hors de tout acte de pression, de provocation, de prosélytisme ou de propagande. Bien que certains tendent à considérer que le port d’un hidjab constituerait par nature un tel acte, ce n’est ni le sens de l’article 1er des statuts de la FFF (qui interdisent distinctement de tels actes et le port d’un signe ou d’une tenue manifestant une appartenance religieuse) ni la position traditionnelle du Conseil d’État (CE, 27 novembre 1996, M. Y. et Mme A).

La démarche – justifier une interdiction générale du port de tenue religieuse par les usagers d’un service public sur la base d’un risque de troubles matériels très hypothétiques – n’a guère d’équivalent dans la jurisprudence administrative. Elle avait même semblé avoir été fermement condamnée, il est vrai dans un cadre juridique différent, par les décisions relatives aux interdictions municipales du « burkini » sur les plages (CE ord., 26 août 2016, Ligue des droits de l’homme ; CE, 26 septembre 2016, Association de défense des droits de l’homme – Collectif contre l’islamophobie en France). Faut-il voir dans la décision rendue par le Conseil d’État dans l’affaire des « hijabeuses » un infléchissement de sa jurisprudence, laquelle permettrait désormais, compte tenu des tensions qui traversent la société française et sans se mettre ouvertement en porte-à-faux avec les décisions précitées, de bannir les tenues religieuses des services publics, ou au moins de certains services publics, voire de certains espaces publics ? C’était l’une des craintes du rapporteur public. À moins que le Conseil d’État ait ici implicitement consacré l’existence d’un ordre sportif immatériel intégrant une conception de la neutralité prétendument inhérente à l’esprit des compétitions ? C’est ce que demandait la FFF. Si tel devait être le réel fondement de sa décision, cela permettrait sans doute de raisonner de la même façon dans d’autres sports moins populaires que le football, où le risque de trouble serait encore plus discutable, mais cela éviterait d’ouvrir la voie à une sanctuarisation « républicaine » d’autres services publics que le service public des compétitions sportives. Cela pourrait en revanche inspirer le juge judiciaire s’il devait avoir à connaître d’interdictions similaires édictées par des fédérations sportives non délégataires.

Peut-on dire qu’il existerait une conception française de la neutralité religieuse sur les terrains de sport ?

La FFF s’en défendait, rappelant au contraire que la neutralité de l’aire de jeu constituait un principe fondamental du Mouvement sportif international qu’elle ne faisait que mettre en œuvre en interdisant le port de tenues religieuses pendant les matchs. L’existence d’un tel principe sportif de neutralité n’est guère contestable. Il n’a toutefois pas la portée que la FFF lui prête. La grande majorité des fédérations sportives internationales, y compris la fédération internationale de football (FIFA) depuis 2014, permettent ainsi le port du hijab. Même l’article 50.2 de la Charte olympique, auquel l’article 1er des statuts de la FFF fait expressément référence, n’est d’aucun secours. Celui-ci interdit la démonstration ou la propagande politique, religieuse ou raciale ; pas la simple manifestation de convictions ou de croyances religieuses. Il n’est d’ailleurs pas rare de voir, aux Jeux olympiques, des athlètes voilées.

Si l’on ajoute à cela que, d’après les recherches effectuées par la cellule de droit comparé du Conseil d’État mentionnées dans les conclusions du rapporteur public, toutes les fédérations sportives allemandes, britanniques, espagnoles et italiennes autorisent le port du hijab, la possibilité laissée à la FFF de l’interdire de manière générale procède assurément moins de la lex sportiva que d’une conception française de la neutralité religieuse dans le sport. Il s’agit d’une conception reposant finalement moins sur des valeurs sportives que sur une certaine idée des valeurs républicaines. Sous couvert de neutralité religieuse, l’interdiction du port du hijab n’est ainsi paradoxalement pas neutre politiquement. Sa validation par le Conseil d’État, quelle qu’en soit la motivation sous-jacente, revient en tout état de cause à placer les « hijabeuses » face à un dilemme cornélien : renoncer à leurs pratiques religieuses le temps des matchs ou renoncer au football de compétition en France. Une telle conception résistera-t-elle à un recours devant la Cour européenne des droits de l’homme ?

 

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