#Balancetonporc : liberté d’expression ou diffamation ? La Cour de cassation fait prévaloir l’intérêt général qui s’attache à la libération de la parole collective
Par Christophe Bigot – Avocat au Barreau de Paris
Les deux affaires « #Balancetonporc » et « Joxe/Besson » ont trouvé leur épilogue à la suite de 2 arrêts rendus le 11 mai 2022 par la Première chambre civile de la Cour de cassation (n°21-16.156 et 21-16.497). A la question de savoir si la dénonciation de bonne foi mais sans éléments de preuve suffisants de faits d’agression sexistes ou sexuels pouvait être diffamatoires, la Cour de cassation répond par la négative dans deux décisions dont il peut être tiré plusieurs enseignements.
Quels étaient les enjeux des décisions rendues le 11 mai 2022 par la Cour de cassation dans les affaires « #Balancetonporc » et « Joxe/Besson » ?
Les deux affaires, l’une et l’autre de nature civile et pour lesquelles les débats se tiennent en parallèle depuis l’instance d’appel, sont en réalité assez différentes. Dans la première procédure, l’initiatrice du Hashtag « balance ton porc » – faisant écho au « #metoo » américain – était attaquée en diffamation par l’homme dont elle avait dénoncé le comportement, mais celui-ci ne niait pas la matérialité des faits puisqu’il s’en était excusé. Il en contestait surtout la portée, estimant que sa désignation dans ce contexte était effectuée de mauvaise foi. Dans la seconde procédure, une jeune autrice, tenant un blog sur le Net, et par ailleurs fille d’un ancien ministre, accusait Pierre Joxe de gestes déplacés commis au cours d’une représentation à l’opéra de Paris. Ici, l’intéressé contestait fermement les faits dans leur intégralité.
Alors que le tribunal de Paris avait initialement condamné en diffamation les deux femmes qui s’étaient exprimées publiquement pour dénoncer des faits d’agression à caractère sexiste ou sexuel dont elles affirmaient avoir été victimes, la Cour d’appel avait pris le contrepied du tribunal, en déboutant les demandeurs au motif que les propos avaient été tenus de bonne foi. Les arrêts de la Cour de cassation étaient donc particulièrement attendus sur un sujet très clivant : la dénonciation de faits d’agression sexiste ou sexuels en l’absence de preuves suffisantes, peut-elle caractériser la bonne foi exclusive de toute condamnation en diffamation ?
Les hauts magistrats du Quai de l’horloge répondent par la négative, et font ainsi le choix de confirmer les arrêts rendus par la Cour d’appel de Paris et de protéger la libération de la parole publique, au détriment des intérêts particuliers de ceux qui se présentaient comme victimes de diffamation, malgré un avis de l’avocate générale qui était à la cassation. Ce faisant, la Cour de cassation s’est néanmoins abstenue de donner publicité à ces arrêts, malgré leur caractère très « médiatique », signe qu’elle n’entend pas nécessairement attribuer à ces décisions une portée générale au-delà des faits de chaque espèce, ce que les motivations traduisent d’ailleurs assez bien. Mais, ces arrêts consacrent toutefois un certain nombre de solutions qui ne manqueront pas de préfigurer demain les principes applicables dans ce type de procédures.
A votre sens, ces décisions excluent-elles désormais par principe qu’une prise de parole collective de bonne foi mais sans preuves de ce qu’elle dénonce soit condamnée pour diffamation ?
Il faut à mon sens être d’une grande prudence, car les raisonnements utilisés dans chaque arrêt s’appuient fortement sur les circonstances précises de chaque espèce. Mais il existe quand même un fil rouge qui tient à la place accordée aux notions de « contribution à un débat d’intérêt général » ou de « sujet d’intérêt général », dans l’appréciation de la bonne foi du diffamateur. On sait que depuis une douzaine d’années, ces notions ont irradié le droit de la diffamation et plus généralement tout le champ de la liberté d’expression. Ces arrêts le confirment avec beaucoup de force, d’une certaine manière en sacrifiant un peu les intérêts des demandeurs sur l’autel de la nécessité de préserver la libération de la parole des victimes d’agressions sexuelles.
Fondamentalement je pense qu’on est là au cœur de la balance des intérêts et pour ma part je ne suis pas choqué par la logique qui consiste à hiérarchiser les enjeux, en rejetant des demandes qui auraient pour effet de tuer dans l’œuf ce mouvement de libération de la parole, et faire taire à jamais ces femmes qui ont le courage de s’exprimer publiquement, alors que bien souvent, elles ne disposent pas elles-mêmes des pièces qui leur permettraient de justifier leurs accusations. Dans ces affaires, les juridictions françaises ont procédé très exactement comme le souhaite la Cour européenne des droits de l’homme, en privilégiant l’intérêt qui leur paraissait le plus légitime. C’est ainsi que la Cour de cassation a approuvé la cour d’appel d’avoir retenu « que les propos litigieux contribuaient à un débat d’intérêt général sur la dénonciation de comportements à connotation sexuelle non consentis de certains hommes vis-à-vis des femmes et de nature à porter atteinte à leur dignité » (§ 5, arrêt n°21-16.497). D’évidence, il y a ici un vrai principe qui dépasse le litige en cause.
Concrètement, quels enseignements tirer de cet équilibre trouvé entre liberté d’expression et protection contre la diffamation, pour la prise de parole collective ?
Sans reprendre certaines motivations classiques sur la liberté qui peut s’attacher aux témoignages vécus, la Cour de cassation a fixé des règles qui permettent d’éviter la condamnation de défenderesses ne détenant pas, par définition, les éléments de preuve qui leur permettraient d‘établir leurs affirmations. Si les juridictions avaient suivi la position orthodoxe des demandeurs et de l’avocate générale quant aux exigences d’éléments de preuve caractérisant « une base factuelle suffisante », cela serait revenu à considérer que la bonne foi ne pouvait jamais être retenue dans ce type d’affaire. La Cour d’appel de Paris, puis la 1ère chambre civile de la Cour de cassation, ont donc fait preuve d’un pragmatisme qui me paraît à la hauteur de l’enjeu. Une trop grande rigueur quant à la démonstration d’une base factuelle conduirait dans ce type d’affaires à des condamnations systématiques. Là encore, la position retenue s’inscrit pleinement dans la notion de balance des intérêts.
Enfin, l’arrêt « #balancetonporc » contient d’utiles indications sur la portée d’un « hashtag » ou « mot-dièse ». La formulation de celui-ci est tout au plus un élément extrinsèque aux propos visant chaque personne mise en cause sous le #, lequel peut contenir les éléments permettant aux internautes de se faire une idée personnelle sur le comportement du demandeur, et « de débattre du sujet en toute connaissance de cause ». Cette appréciation concernant la portée d’un « mot-dièse » paraît réaliste. A défaut, toute personne nommée dans un tel cadre pourrait se dire diffamée par des propos qui sont des généralités dépassant sa personne.
Ces principes sont bien sûr à combiner avec les éléments de chaque espèce, et le contexte du litige doit être soigneusement pesé, au trébuchet de ces quelques directives qui ne doivent pas être analysées à mon sens comme un « permis de diffamer », ainsi que certains l’ont affirmé, mais comme une expression de la proportionnalité dans un domaine qui conduit le juge à accompagner des faits de société majeurs.