Par Philippe Blachèr, Professeur de droit constitutionnel à l’Université Jean MOULIN Lyon 3

Qu’est-il reproché au député François Ruffin ?

Pour le citoyen qui connaît mal les règles applicables au Parlement, l’épisode de la cafetière de François Ruffin frise le vaudeville. Par un courrier adressé à la fin du mois d’octobre au député de la Somme, le déontologue constate la méconnaissance de la règle selon laquelle « les frais de mandat pris en charge par l’Assemblée nationale doivent avoir un caractère raisonnable ». Comme s’en explique le parlementaire dans une vidéo diffusée sur les réseaux sociaux, l’achat d’une cafetière de marque Krups d’un montant de 344 euros est à l’origine de cette mise au point et d’une demande de remboursement de la somme de 94 euros. Il est reproché au député l’acquisition d’une machine à expresso dont la valeur est supérieure à 250 euros, somme jugée « raisonnable » par les services administratifs du Palais Bourbon pour engager une dépense de ce type.

En réalité, cet épisode révèle l’efficacité des contrôles internes mis en place par le législateur lui-même pour le suivi des dépenses des parlementaires. Rien n’échappe à la vigilance du déontologue, pas même l’achat d’un appareil d’électroménager aussi banal qu’une cafetière dont on peut, avec un peu de bon sens, établir un lien avec l’exercice du mandat (la caféine permettant, sans doute, de « doper » l’élu et surtout ses collaborateurs, puisque François Ruffin révèle, dans sa vidéo, ne pas en boire). 

Depuis le 1er janvier 2018, les députés bénéficient d’une enveloppe, sur un compte spécial (crédité chaque mois d’une somme de 5 373 euros), qualifiés d’avance des frais de mandats (AFM). Cette ressource ne doit pas constituer un complément de revenu pour l’élu mais a vocation à servir exclusivement à régler des dépenses nécessaires pour remplir sa mission de représentant de la Nation (si l’élu n’épuise pas l’intégralité des sommes du compte AFM, il reverse le solde restant en fin de législature à l’Assemblée). 

Antérieurement, il n’existait pas de dispositions particulières relatives à l’utilisation de cette enveloppe (à l’époque qualifiée d’indemnité de frais de représentation – IRFM) et aucun contrôle de son usage n’était prévu, le code général des impôts indiquant sur ce point que « sont affranchis de l’impôt : 1° les allocations spéciales destinées à couvrir les frais inhérents à la fonction ou à l’emploi et effectivement utilisées conformément à leur objet. ». Dans ces conditions, certains députés pouvaient être tentés d’assimiler l’IRFM à une indemnité complémentaire utilisée pour couvrir des dépenses personnelles ou pour se constituer un patrimoine.

Désormais, la transparence s’est substituée à l’opacité puisque l’engagement de chaque dépense doit être justifié (à l’exception d’une somme mensuelle de 600 euros que le député peut utiliser sans justificatif). De plus, son montant, nécessairement « raisonnable », est contrôlé par le déontologue. En l’espèce, le barème en vigueur au Palais Bourbon est donc fixé à 250 euros pour l’achat d’une machine à expresso. Ce montant, qui n’est ni codifié ni prévisible, correspond, à la louche, aux usages des dépenses tolérées par l’administration de l’Assemblée pour ce type de produit. Si lors d’un achat par l’AFM le député dépasse le seuil fixé, il doit reverser sur le compte spécialement dédié à cette avance l’excès constaté par le déontologue.

Quelles conclusions tirer de ce cas d’espèce sur l’avance des frais de mandat ? 

L’épisode de la cafetière révèle, d’abord, la complexité du système de défraiement, mis en place par un arrêté du Bureau n°12/XV du 29 novembre 2017 en application des dispositions de l’article 20 de la loi n°2017-1339 du 15 septembre 2017 (« le Bureau de chaque assemblée, après consultation de l’organe chargé de la déontologie parlementaire, définit le régime de prise en charge des frais de mandat et arrête la liste des frais éligibles »). Si au Sénat le système s’articule en deux modalités de prise en charge (le paiement direct par le Sénat de certaines prestations et le versement d’avances pour frais de mandat), le Palais Bourbon a choisi d’instituer trois modalités qui permettent d’assurer le remboursement des sommes engagées pour l’exercice du mandat : l’AFM, la prise en charge directe par l’Assemblée nationale de notes ou le remboursement sur justificatifs de certains frais (lorsque le parlementaire acquitte un paiement avec ses deniers personnels). 

A l’exception des dépenses interdites au titre des frais de mandat, listées avec précision (par exemple celles qui augmentent le patrimoine de l’élu ou de ses collaborateurs), la lecture attentive des treize pages de l’arrêté du Bureau ne permet pas aisément de tracer les frontières permettant l’imputation d’une dépense à l’un ou l’autre de ces dispositifs. Même un député aussi expérimenté que François Ruffin se perd un peu dans cet enchevêtrement de procédures. 

La révélation de cette affaire témoigne, par ailleurs, du caractère très minutieux – voire scrupuleux – du décompte des dépenses liées aux frais de mandat. Un profane qui découvrirait la déontologie parlementaire avec cette histoire pourrait être rassuré tant le moindre écart s’avère repéré, notifié et sanctionné. Mais l’on peut aussi estimer que le raffinement de ce type de contrôle frôle parfois l’absurdité. A titre d’exemple, le rapport 2022 revient – sur trois pages (p.97 à 99) ! – sur la problématique de l’achat de gerbes lors de cérémonies (implique-t-elle la présence physique du député ? sont-elles possibles au sein d’une même circonscription pour plusieurs communes ?… ), thématique qui a, déjà, fait l’objet de réformes par le Bureau.

Enfin, la tentation est grande de se demander s’il ne serait pas plus simple (et tout aussi efficace) d’appréhender l’AFM comme des frais professionnels (solution que préconisait déjà la déontologue Agnès Roblot-Troizier dans son rapport de 2018 mais que le Bureau n’a pas souhaité retenir). Le remboursement sur justificatif épargnerait tout un travail chronophage de délimitation des dépenses éligibles, puits sans fond. 

Plus largement, que nous dit cette affaire sur la déontologie parlementaire ?

En premier lieu, cette séquence confirme une évolution. Le déontologue de l’Assemblée nationale est devenu un comptable (plus précisément, le contrôleur de l’éligibilité et du caractère raisonnable d’une dépense imputable au compte de l’AFM). La lecture des rapports successifs des instances en charge de la déontologie témoigne du caractère chronophage des activités conduites à ce titre. Cette mission représente, dans le Rapport de 2022, 80% en volume de l’activité du déontologue et de ses services. On est très loin de la mission initiale que le premier titulaire de la fonction définissait comme celui d’un « conseiller au service des députés » (Jean Gicquel, 2011). Et pourtant, d’autres missions qui relèvent du périmètre de l’organe en charge de la déontologie pourraient être privilégiées (on peut par exemple citer la lutte contre le harcèlement et la prévention des conflits d’intérêts).

En second lieu, la diffusion de la vidéo de François Ruffin, qui met en scène à son avantage une demande de remboursement, nous questionne sur les finalités de ces dispositifs de contrôle. La déontologie, telle qu’elle s’applique à l’Assemblée nationale, favorise-t-elle la confiance ? L’effet de « loupe » que provoque une séquence comme celle de la cafetière ne trouble-t-elle pas l’image que renvoie l’Assemblée nationale sur ses propres pratiques ? Dans l’esprit du législateur de 2017, la déontologie avait pour objectif de lutter contre la suspicion généralisée qui pesait sur les élus. 

L’encadrement des dépenses et les contrôles institués en interne confirment, chaque année, la probité des représentants (en l’espèce, la bonne foi du député François Ruffin, qui apparaît très surpris de la missive du déontologue et qui s’engage à rembourser le dépassement constaté, ne fait aucun doute). Les campagnes successives constituent, à n’en pas douter, des contraintes qui pèsent sur les parlementaires et leurs équipes. Une mauvaise appréciation, par un député, d’une dépense pourra être perçue comme une faute de gestion ; une dépense inappropriée ou dispendieuse (ces qualités étant toujours soumises à interprétation comme le rappelle l’affaire dite des homards) peut conduire au constat de la commission d’une faute politique ou, lorsqu’il s’agit d’une somme destinée à des achats compulsifs (comme des sous-vêtements), à briser une carrière politique. Et pourtant, subsiste toujours une défiance dans nos institutions, qui augmente inexorablement (voir le baromètre de la confiance politique du CEVIPOF qui constate, en février 2023, « la défiance, encore et toujours » à l’égard de toutes les institutions politiques) malgré les « progrès » déontologiques.

Le vaudeville de la cafetière né de l’application des règles de l’AFM rappelle que l’enfer est pavé de bonnes intentions…