Par Élise Untermaier-Kerléo, Maîtresse de conférences HDR de droit public à l’Université Jean Moulin Lyon 3 (Equipe de droit public de Lyon), référente déontologue

Pourquoi ce déplacement fait-il débat ?

Anne Hidalgo fait l’objet de vives critiques sur le coût, la durée et le bilan carbone de son déplacement en Nouvelle-Calédonie et en Polynésie, révélé par le Canard Enchaîné le 25 octobre 2023. Le séjour a duré trois semaines, avec d’abord un volet officiel du 16 au 22 octobre 2023, en présence d’une délégation de six personnes (trois élus et trois membres de son cabinet) ; puis, quinze jours de vacances privées, avec son mari, dans l’île où sa fille, son gendre et ses petits-enfants se sont installés l’été dernier. La crise a été attisée par la volonté de la maire ne pas médiatiser son voyage et la publication d’une vidéo la mettant en scène pédalant à Paris alors qu’elle se trouvait, le même jour, à plusieurs milliers de kilomètres.

L’association AC !! Anti-Corruption a annoncé, le 15 novembre 2023, avoir déposé une plainte contre X pour détournement de fonds publics, auprès du parquet de Paris, qui l’a transmise au Parquet national financier (PNF). Ce dernier a confirmé à l’AFP le 22 novembre être en train d’analyser la plainte de l’association. Le PNF a également reçu un premier signalement sur ces faits provenant d’un élu. Aucune enquête n’est ouverte à ce stade. Par ailleurs, le patron de la fédération de Paris de Renaissance Sylvain Maillard a également affirmé avoir signalé ce déplacement à la procureure de la République, dans un entretien au Parisien le 22 novembre. 

Dans quelle mesure la ville de Paris peut-elle prendre en charge en tout ou partie le coût de ce voyage ? 

La collectivité peut prendre en charge certaines dépenses limitativement énumérées par la loi, notamment les frais nécessités par « l’exécution d’un mandat spécial » (CGCT, art. L. 2123-18).  Selon le Conseil d’État, le mandat spécial comprend « toutes les missions accomplies avec l’autorisation du conseil municipal dans l’intérêt des affaires communales, à l’exclusion seulement de celles qui lui incombent en vertu d’une obligation résultant d’une disposition législative ou réglementaire expresse » (CE, 24 mars 1950, Sieur Maurice ; v. aussi CAA Bordeaux, 16 juin 2016, n° 14BX02045, Préfet de Mayotte). Il est admis que la délibération puisse être adoptée postérieurement au déplacement en cas d’urgence (circulaire du 15 avril 1992 relative aux conditions d’exercice des mandats locaux)

Les missions exercées dans le cadre du mandat spécial doivent revêtir un caractère exceptionnel et temporaire. Ainsi, l’organisation d’une manifestation de grande ampleur (festival, exposition) ou le lancement d’une opération nouvelle (chantier important) peuvent être de nature à justifier l’exercice d’un mandat spécial (réponse ministérielle à la question écrite n° 12837 de M. Jean-Louis Masson, 13/11/2014, JO Sénat). En revanche, un maire participant à une conférence internationale sur un sujet ne relevant pas de l’intérêt communal ne peut se faire rembourser ses frais de voyage (CAA Marseille, 6 déc. 2013, Cne d’Aubagne, n° 12MA00726). 

Dans le cas d’espèce, la ville de Paris a publié un communiqué, lundi 6 novembre 2023, expliquant que le déplacement avait pour but de travailler sur trois dossiers : la Nuit blanche, manifestation culturelle placée en 2024 sous le symbole des Outre-mer, l’urgence climatique et les Jeux olympiques, dont l’épreuve de surf doit se tenir à Tahiti. Cependant, Anne Hidalgo ne s’est pas rendue en personne sur le site olympique, se faisant représenter par Pierre Rabadan. Selon le communiqué, le coût total du voyage s’élève à 59 500 euros, dont 40 955 euros pour les frais de transport, auxquels s’ajoutent 18 545 euros de frais d’hébergement et de restauration. Le communiqué assure que la partie privée du voyage a été intégralement prise à sa charge et qu’Anne Hidalgo a payé son billet retour, alors que les billets aller et retour des autres membres de la délégation ont été pris en charge par la collectivité. 

La maire de Paris a également saisi la Commission de déontologie de la ville, présidée par le magistrat honoraire Yves Charpenel, laquelle a affirmé, dans un avis publié le 10 novembre, que « ces déplacements sont réguliers sur le plan déontologique ». Selon la Commission, « la partie publique du déplacement effectué par Madame Anne Hidalgo (…) est en lien direct avec les intérêts de la ville de Paris tant au regard de ses objets que des rencontres avec diverses autorités ». La Commission a également précisé que d’après les éléments dont elle dispose, Madame Hidalgo a bien pris en charge personnellement les frais relatifs à la partie privée du voyage. Mais cette Commission n’a qu’un rôle consultatif : ce n’est pas elle qui décide si la collectivité peut prendre en charge les frais d’un déplacement.

Dans ce débat, l’essentiel de la discussion porte sur le fond de ce voyage, et donc son intérêt pour « les affaires communales ».

Qui décide qu’un déplacement doit être pris en charge par la collectivité ? 

En principe, c’est le conseil municipal. Alors que l’agent public doit obtenir un ordre de mission de sa hiérarchie, l’élu local doit donc se voir accorder, préalablement à son voyage, un mandat spécial par délibération du conseil municipal (CE, 11 janv. 2006, n° 265325, Dpt des Bouches-du-Rhône). Ainsi le tribunal administratif de Nouvelle-Calédonie a-t-il annulé une délibération du conseil municipal de Païta du 11 mai 2023 accordant a posteriori un mandat spécial à son maire, pour un voyage à Paris qui avait eu lieu en début d’année, alors que l’urgence ne justifiait pas que ce mandat lui soit attribué à son retour et non avant le départ. Le tribunal a donc enjoint au maire de rembourser les frais de ce déplacement à la commune.

Depuis la loi n° 2022-217 du 21 février 2022 dite loi 3DS, l’assemblée délibérante peut déléguer à l’exécutif le pouvoir d’autoriser les mandats spéciaux des conseillers (v. pour les communes, 31° de l’art. L. 2122-22 du CGCT). Mais rien n’est prévu pour les déplacements du maire. Il n’est toutefois pas envisageable qu’il s’accorde à lui-même un mandat spécial, sous peine de s’exposer à des poursuites pénales au titre de la prise illégale d’intérêts (art. 432-12 du code pénal). Et la loi n’autorise pas non la prise en charge de ses frais en l’absence de mandat spécial. C’est donc au conseil municipal qu’il revient d’attribuer au maire un mandat spécial permettant la prise en charge de son voyage. 

En outre, la délibération 2020 DDCT 43 adoptée en juillet 2020 par le Conseil de Paris prévoit seulement que « la Maire de Paris est habilitée (…) à désigner les membres du Conseil de Paris dont les frais de transport, de mission et de réception engagés dans le cadre de l’exercice de leur mandat ouvrent droit à prise en charge ». Mais elle ne fixe aucune règle concernant les frais engagés par la maire. La délibération lui accorde simplement une enveloppe de 19 720 euros par an au titre de l’indemnité pour frais de représentation, ce qui est distinct. Le conseil municipal peut en effet accorder au maire – et au maire seulement – une telle indemnité, dont il détermine le montant, pour couvrir les dépenses supportées par l’édile à l’occasion de l’exercice de ses fonctions, dans l’intérêt de la commune (CGCT, art. L. 2123-19). Les justificatifs des dépenses engagées au titre de l’indemnité pour frais de représentation sont communiqués annuellement et le reliquat des sommes non utilisées est reversé au budget de la ville. 

Si la Commission de déontologie de la ville de Paris a affirmé que le déplacement de la maire était régulier sur le plan déontologique, elle s’est prononcée uniquement au regard du Code de déontologie de la ville qui exige simplement que le voyage ait un intérêt direct avec la ville ou le mandat. La Commission ne dit rien de l’existence d’un mandat spécial exigé par le code général des collectivités territoriales ; elle ne précise pas non plus si les frais du voyage de la maire supportés par la ville rentrent dans son indemnité pour frais de représentation. 

La question se pose donc de savoir si le délit de détournement de fonds publics pourrait être constitué du fait de l’absence de mandat spécial, s’il s’avère que celui-ci fait défaut. Sur ce point, l’article 432-15 du code pénal n’exige pas, pour que ce délit soit constitué, que l’emploi par le prévenu des biens ou des fonds à des fins autres que celles prévues par la personne publique à laquelle ils appartiennent, soit contraire à l’intérêt de celle-ci (Cass. crim., 24 oct. 2018, n° 17-87.077). 

La maire est-elle soumise à un devoir de transparence sur ses déplacements ?

Les articles 92 et 93 de la loi n° 2019-1461 du 27 décembre 2019 relative à l’engagement dans la vie locale et à la proximité de l’action publique ont imposé de nouvelles obligations de transparence en matière d’indemnités perçues par les élus locaux. Ainsi, chaque année, les communes doivent établir un état présentant l’ensemble des indemnités de toute nature, libellées en euros, dont bénéficient les élus siégeant au conseil municipal. Cet état est communiqué chaque année aux conseillers municipaux avant l’examen du budget de la commune (CGCT, art. L. 2123-24-1-1). En évoquant les « indemnités de toute nature », le législateur a délibérément retenu une formule extensive, englobant les remboursements de frais et tous les avantages en nature qui peuvent être traduits de façon numéraire.

Par ailleurs, toute personne est en droit d’obtenir la communication des notes de frais et des reçus des déplacements, des notes de frais de restauration ainsi que des reçus des autres frais de représentation engagés par l’autorité territoriale et les membres de son cabinet, sur le fondement du droit d’accès aux documents administratifs consacré par la loi du 10 juillet 1978 dite « loi CADA » (art. L. 300-1 et s. du Code des relations entre le public et l’administration – CRPA), sans que puisse être opposé le droit au respect de la vie privée (CE, 8 févr. 2023, n° 452521, Lebon T., qui concernait justement les notes de frais de la maire de Paris). En outre, les dispositions du 1° de l’article L. 312-1-1 du CRPA font obligation aux administrations employant plus de 50 agents de publier en ligne les documents dont la communication a été sollicitée au titre du droit d’accès aux documents administratifs.

En outre, le Code de déontologie de la ville de Paris prévoit que les élus comme les agents doivent déclarer annuellement à la Commission de déontologie de la ville les voyages effectués dans le cadre de leurs mandats ou fonctions, ainsi que les frais y afférant. Comme le précise le rapport d’activité de la Commission pour 2021, tous les voyages doivent être déclarés, même ceux pris en charge par la collectivité parisienne. Mais il n’est pas prévu que ces déclarations soient publiées en ligne. Certaines collectivités, comme la ville de Tours, vont plus loin en publiant en open data la liste des dépenses engagées par le maire au titre de ses frais de représentation. En outre, le Code de déontologie parisien prévoit aussi la publication des rendez-vous des membres de l’exécutif parisien avec des représentants d’intérêts. Cependant, il n’impose pas la publication de tous les rendez-vous et déplacements des élus. 

En l’état actuel du droit, Mme Hidalgo n’avait donc pas à publier l’agenda de ses déplacements. Mais face aux critiques, la maire a fait annoncer par son premier adjoint, Emmanuel Grégoire, qu’elle entendait faire modifier le Code de déontologie de la ville pour imposer la publication des déplacements des élus en lien avec leur mandat. En tout état de cause, cette affaire révèle la nécessité de préciser les règles relatives à la prise en charge et la publicité des dépenses liées à l’exercice du mandat local, suivant notamment les propositions formulées par l’Observatoire de l’éthique publique dans une note du 12 février 2020.