Par Jean Pierre Camby, docteur en droit, HDR, ancien administrateur des services de l’Assemblée nationale

La renonciation au 49 alinéa 3 : un choix politique conforme à l’esprit constitutionnel ?

Quelques jours avant sa démission, à l’approche de l’examen du projet de loi de finances pour 2026 par le Parlement, Sébastien Lecornu, avait annoncé qu’il renonçait à recourir à l’article 49.3 pour en assurer l’adoption.

Cette renonciation était d’autant plus délicate que la loi de finances doit faire l’objet de deux votes, le premier sur la première partie (LOLF article 34) conditionnant le passage à la deuxième et le vote d’ensemble (Conseil constitutionnel 24 décembre 1979, LOLF article 42). Si les difficultés portent principalement sur la partie recettes et équilibre, à supposer même cette  étape franchie, l’engagement de  responsabilité peut s’avérer nécessaire.

Son objectif politique était clair : signifier à l’Assemblée qu’elle débattrait sans cette contrainte. Mais cette tentative a échoué et fait apparaitre le gouvernement comme dépouillé de ses moyens essentiels de pression.

Quel est le calendrier budgétaire à tenir ?

Il existe une règle bien établie en matière de dépôt : le projet de loi de finances aurait dû être présenté le premier mardi d’octobre, soit le 7. Le même calendrier s’applique d’ailleurs au projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS). En l’absence de Conseil des ministres et avec un gouvernement démissionnaire, ce délai ne pouvait évidemment qu’être dépassé. Le Conseil constitutionnel admet toutefois de tels retards, dès lors qu’ils ne compromettent ni la sincérité du débat parlementaire ni l’information du Parlement dans des délais raisonnables.

Par ailleurs, conformément à l’article 47 de la Constitution, il existe une règle applicable aux débats : si le Parlement ne s’est pas prononcé dans les 70 jours suivants le dépôt, ce dépôt fut-il hors délai, le gouvernement peut mettre en œuvre le texte par ordonnance. Cela ne s’est jamais produit. Gilbert Devaux, directeur du budget, le 26 août 1958 présente ainsi cette procédure dérogatoire devant le Conseil d’État : « Le Parlement a eu la possibilité de discuter. On lui a laissé deux mois et demi pour le faire. S’il ne s’est pas prononcé au bout de deux mois et demi, il faut que le projet du gouvernement soit promulgué. Cela dit, le Parlement a une autre option : il peut refuser le budget… S’il refuse le budget, il y a évidemment, en ce cas, une crise gouvernementale. Le gouvernement posera alors la question de confiance. Mais si le Parlement ne s’est pas prononcé, il n’a pas fait son métier ».

On peut admettre que le gouvernement serait alors dispensé d’une habilitation particulière. On ne sait si le texte de l’ordonnance peut (ou doit) tenir compte des amendements adoptés et des votes parlementaires sur le projet de loi de finances et si elle doit ou non être soumise à ratification.

Mais cette hypothèse implique un dépôt compatible avec la durée d’examen parlementaire. On assimile donc généralement cette exigence à un dépôt moins de 70 jours avant le 31 décembre, délai dépassé au 23 octobre 2025, mais cela ne permettrait pas au Conseil constitutionnel de statuer.  Donc, raisonnablement, on peut estimer ce délai à partir du 16 octobre, soit un Conseil des ministres le 15 octobre. Autant dire que cette condition ne sera pas remplie.

Pourtant, l’organisation interne du débat est minutieusement fixée par la Constitution : 40 jours maximum à l’Assemblée ; si le délai  est dépassé le couperet peut tomber (il l’a été une seule fois sur le PLFSS rectificatif 2023) sur décision du gouvernement (qui peut laisser le débat continuer sous réserve du respect du temps minimum sénatorial qui est alors de 15 jours ) et 20 jours maximum jours au Sénat, si ces 40 jours sont respectés. Mais il faut répéter que la date effective de dépôt d’un projet en 2025 exclura sans doute ce possible recours à l’ordonnance.

Comment assurer la continuité de l’État ?

Le recours aux autres procédures d’exception est donc probable, comme il l’a été en 2024.

Le quatrième alinéa de l’article 47 de la Constitution prévoit l’hypothèse dans laquelle le projet n’a pas été déposé à temps pour être promulgué avant le 31 décembre, ce qui risque fortement d’être le cas, notamment si une nouvelle dissolution est décidée ou si un nouveau gouvernement est désigné dans le courant du mois.

L’article 45 LOLF ouvre alors deux hypothèses, au gouvernement :

Avant le 11 décembre, le gouvernement peut solliciter le vote de la première partie du budget, avant que la procédure ne prévoie l’ajournement des débats relatifs aux dépenses à l’année suivante. Une telle situation s’est déjà présentée, bien avant l’adoption de la LOLF, à la suite de la dissolution du 9 octobre 1962 : le débat budgétaire avait alors été interrompu pas l’adoption des recettes et un décret sur les dépenses, puis repris en janvier 1963.

Avant le 18 décembre, si la procédure précédente n’a pas été suivie ou n’a pas abouti, il peut demander le vote d’une loi spéciale qui autorise la perception des impôts comme l’année précédente. Contrairement à ce qui est parfois affirmé à tort, cette reconduction n’est pas automatique (comme c’est le cas en Espagne en application de l’article 134.4 de la Constitution, mais pas en France ou il faut que la loi spéciale soit votée). La loi spéciale autorise du même mouvement les dépenses dites de « services votés ».  C’est cette procédure qui a été suivie à la suite de la censure du gouvernement Barnier le 4 décembre 2023 : la loi spéciale a été promulguée le 20 décembre 2024.

Le Conseil d’Etat a estimé, dans un avis du 9 décembre 2024 : que même si le projet avait été déposé à temps, les conditions de l’article 45 LOLF étaient en l’espèce réunies du fait de l’adoption de la motion de censure, elle le serait sans nul doute ici du fait de la démission du gouvernement justifiant un dépôt tardif ; que le champ de la loi spéciale est étendu à l’autorisation d’emprunter pour l’Etat et l’ACOSS (ce qui dispense du vote immédiat d’une loi de financement de la sécurité sociale) ; qu’elle s’étend aussi aux prélèvements sur recettes destinés à l’Union européenne et aux collectivités territoriales.

En revanche ont été écartées du débat toutes les dispositions fiscales nouvelles, dont la revalorisation du barème de l’impôt, qui n’a été actée que par le vote de la loi de finances du 14 février 2025.

Les services votés, notion, visée à l’article 47 de la Constitution, sont définis par l’article 45 de la LOLF comme « le minimum de crédits que le gouvernement juge indispensable pour poursuivre l’exécution des services publics dans les conditions qui ont été approuvées l’année précédente par le Parlement » . Ces crédits , dont le texte précise en conséquence qu’ils ne peuvent excéder les montants ouverts par la précédente loi de finances de l’année permettent d’assurer le traitement des agents publics et le fonctionnement courant des services publics. On ne sait si ces « services votés » s’étendent par exemple aux subventions pour sujétions de service public, aux aides à la presse et aux partis politiques, ces derniers échappant cependant à l’indétermination ambiante, puisque le décret répartissant l’aide a été publié le 4 septembre.

Avant la LOLF, une procédure similaire s’est appliquée en 1979, suite à l’annulation du budget par le Conseil constitutionnel le 24 décembre 1979, le gouvernement avait fait voter d’urgence une loi autorisant le maintien du recouvrement de l’impôt et les dépenses minimales.

Le Conseil constitutionnel l’avait validée le 30 décembre 1979 : « il appartient, de toute évidence, au Parlement et au Gouvernement, dans la sphère de leurs compétences respectives, de prendre toutes les mesures d’ordre financier nécessaires pour assurer la continuité de la vie nationale ». Il a réaffirmé cette exigence par exemple dans la décision du 13 février 2025 jugeant conforme à la Constitution la procédure budgétaire utilisée en 2024.

La question de savoir si un gouvernement démissionnaire peut déposer un projet de loi de loi de finances a minima (ne contenant pas de réforme fiscale afin que soit respectée l’expédition des affaires courantes) au nom de la continuité de la vie nationale demeure ouverte.

Mais au-delà, on s’aventure en terra incognita : que se passerait-il si les délais prévus à l’article 45 de la LOLF étaient dépassés, ou si le vote d’une loi spéciale venait à être rejeté ? Tant qu’aucun texte n’est adopté pour surmonter le blocage, il n’existe tout simplement pas de budget, et le « fonctionnement régulier des pouvoirs publics », garanti par les articles 5 et 16 de la Constitution — qui n’a pas été conçu pour une telle hypothèse et dont l’utilisation aurait un coût politique exorbitant et serait fortement contestée — se trouverait interrompu dès le 1er janvier. Jusqu’où la continuité de la vie nationale peut-elle s’étendre dans un tel silence procédural ? Justifierait-elle un décret budgétaire présidentiel ou gouvernemental, sans fondement constitutionnel ? Les juristes demeurent perplexes face à ces zones d’incertitude, mais il faut bien les envisager.

La dissolution résoudrait le problème calendaire, à condition qu’elle permette de déboucher sur un gouvernement disposant d’une majorité parlementaire au moins relative ou de coalition et de rétablir une majorité stable. Pari institutionnellement fondé pour résoudre un blocage, mais pari très risqué d’un Président affaibli.