Abaya : pourquoi le Conseil d’État a-t-il validé son interdiction ?
Par Christian Vallar, Professeur agrégé de droit public et Doyen honoraire de la Faculté de droit de Nice, laboratoire CERDACFF
L’annonce de l’interdiction de l’Abaya et du Qamis dans les établissements scolaires formulée par une note de service du 31 août 2023 (et peut-être par une future circulaire) a sollicité de vives réactions politiques ; applaudie ou huée, l’interdiction pourrait-elle se voir invalidée par le Conseil d’Etat, le Conseil constitutionnel, ou encore la Cour Européenne des Droits de l’Homme ? Christian Vallar, Doyen honoraire de la faculté de droit de Nice, a accepté de répondre à ces questions.
Que prévoit la loi du 15 mars 2004 invoquée en soutien à cette note de service ?
Revenons rapidement sur son contexte d’adoption. La loi du 15 mars 2004 est intervenue après de longues discussions juridico-politiques débutées après l’avis du Conseil d’État de 1989 sur le port de signes religieux dans lequel la juridiction avait été très nuancée dans son approche.
Dans cet avis, le CE affirme que les élèves peuvent manifester leurs croyances, au sein des établissements scolaires, dans le respect du pluralisme et de la liberté et sans qu’il soit porté atteinte aux activités d’enseignement, au programme et à l’obligation d’assiduité. Cela permet d’interdire le port de signes religieux qui apparaitraient comme actes de pression, de provocation, de prosélytisme ou de propagande. En réalité, cet avis qui se voulait équilibré a été à l’origine d’un important nombre de contentieux : tout cela devenait trop complexe.
Dès lors, il fallait légiférer. Le 15 mars 2004 est votée une loi très courte, qui adopte une position simple et catégorique qui n’était pas celle du Conseil d’État. Cette loi se veut plus dure, plus rigoureuse, et prévoit que dans les écoles, les collèges et les lycées publics – excluant de ce fait les établissements privés même sous contrat avec l’État –, le port de signes ou de tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse est interdit. La première difficulté réside dès lors dans le terme « ostensiblement » : par exemple, dans différents arrêts, le Conseil d’État va affirmer que des élèves ne peuvent pas porter de signes tels qu’un voile ou un foulard islamique, une kippa ou une grande croix (trois décisions du CE 5 décembre 2007 concernant des sikhs).
Comment le Conseil d’État applique-t-il cette loi ?
Dans les contentieux qui suivent l’adoption de la loi de 2004, le Conseil d’État se montre plus exigeant que le législateur lui-même, puisque, selon lui, peu importe que le signe soit en lui-même un signe religieux : ce qui compte, c’est que les élèves aient manifesté ostensiblement leur appartenance à une religion. Il existe donc une différence entre les signes d’appartenance à une religion et les signes religieux. Cet élément est très intéressant, puisqu’il nous offre peut-être la réponse à des questions qui seront posées lors de futurs recours contentieux devant la juridiction administrative à propos de l’Abaya ou du Qamis. En effet, si l’Abaya n’est pas en elle-même un signe religieux – comme le déclare le Conseil français du culte musulman – cela ne prouve rien quant à l’illégalité prétendue du texte qui interdit son port dans les établissements scolaires. Ce port peut constituer une manifestation ostensible d’une religion et, en ce cas, on devra considérer que le texte qui prévoit son interdiction n’est pas entaché d’illégalité. C’est ici que se situe le point de discussion : ce qui compte, pour interdire le port d’un vêtement, c’est l’intention de celui qui le porte.
Pourrait-on tout de même invoquer à son encontre la liberté religieuse, liberté fondamentale à valeur supra-législative ?
En cas de contentieux devant le Conseil d’État, une QPC pourrait être déposée afin de savoir si la loi de 2004 évoquée précédemment est conforme à la Constitution – et, de ce fait, si la note de service ou la circulaire ministérielle qui s’ensuivrait l’est également.
Clémentine Autain (LFI) a déclaré que, selon elle, cette décision était inconstitutionnelle. Cependant le principe de laïcité figure dans notre Constitution – l’article 1 de la Constitution du 4 octobre 1958 dispose notamment que « La France est une République, indivisible, laïque, démocratique et sociale ». De plus, pour le Conseil constitutionnel, il existe une identité liée à la laïcité qui est gravée dans les traditions constitutionnelles de la France, et cela n’est pas remis en cause par l’article 9 de la Convention Européenne des Droits de l’Homme (décision n°2004-505DC du 19 novembre 2004).
Concernant l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme, ce dernier met en avant la liberté de penser, de conscience et de religion. La Cour européenne a quant à elle régulièrement acté qu’elle reconnaissait le principe de laïcité reconnu par des traditions constitutionnelles nationales et que la liberté de culte devait être conciliée avec ce principe de laïcité : c’est pourquoi elle a par exemple entériné l’interdiction des signes religieux dans les universités turques (CEDH 29 juin 2004, Leyla Sahin). En effet, pour la Cour, la protection de la laïcité autorise des restrictions à la liberté de manifester sa religion lorsque ces manifestations revendiquent une appartenance identitaire.
Il est donc raisonnable de penser que la Cour ne réservera pas une suite favorable à un éventuel recours évoqué. Quant au Conseil constitutionnel, il ne devrait a priori pas davantage donner raison à d’éventuels requérants.