Nouvelle-Calédonie : le droit comme levier, la politique comme trajectoire
Un « projet d’accord pour l’avenir de la Nouvelle-Calédonie » a été signé le 12 juillet dans la commune de Bougival (Yvelines) par les représentants des formations loyalistes, favorables au maintien du territoire dans la République Française, du FLNKS, cartel d’organisations indépendantistes et du gouvernement représenté par Manuel Valls, ministre d’Etat, ministre des Outre-mer.
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Par Jean-Jacques Urvoas, ancien garde des Sceaux, professeur de droit public à l’Université de Brest.
Cet accord présente-t-il des originalités par rapport à des démarches antérieures ?
L’histoire calédonienne ne s’écrit pas en pointillés. Ce projet d’accord s’inscrit dans une continuité symboliquement forte, celle amorcée le 5 mai 1988 avec les Accords de Matignon, arrachés à l’initiative de Michel Rocard. Il ouvrait un processus inédit : une décolonisation par le consensus, jusqu’aux confins mêmes de l’indépendance. Puis vint le 26 juin 1998. L’Accord de Nouméa, porté par Lionel Jospin, établit l’émancipation par étapes de l’archipel, hors des compétences régaliennes : défense, justice, sécurité, monnaie. Une dynamique que seuls l’aval des forces politiques locales et le soutien quasi-unanimement parlementaire rendirent possible.
Mais cette trajectoire s’est brisée en 2024. Rupture politique, choc institutionnel : les ministres en charge du dossier – Sébastien Lecornu, puis Gérald Darmanin – ont voulu, à rebours des pratiques suivies – imposer une révision constitutionnelle du corps électoral, sans l’assentiment des indépendantistes. La réponse fut violente. Émeutes, troubles durables, quatorze morts, une économie à genoux. La confiance s’est évaporée.
Depuis, les ministres des Outre-mer (Marie Guévenoux puis François-Noël Buffet) ont cherché les moyens de réunir à nouveau les différents interlocuteurs calédoniens pour que la réflexion sur le statut de la Nouvelle-Calédonie puisse reprendre. En effet, depuis la suite des trois référendums qui se sont tenus en 2018, en 2020 et enfin en 2021, les ressources institutionnelles de l’Accord de Nouméa sont épuisées. Mais la brièveté de leur passage, et possiblement leur absence d’autonomie au sein des gouvernements Attal puis Barnier ne leur ont pas permis de déboucher. Il est donc revenu à Manuel Valls, élevé au rang protocolairement notable de ministre d’Etat (depuis 1958, seuls Louis Jacquinot et Pierre Messmer avaient connus une telle reconnaissance symbolique) de trouver les chemins du dialogue. Fort de son intime connaissance du dossier et de ses interlocuteurs, à force de patience et de constance, il est parvenu, dans un premier temps à faire accepter à tous la perspective d’une négociation commune et dans un second temps à conclure ce document prudemment intitulé « projet d’accord ».
La spécificité du projet réside d’abord dans son improbable réussite. Rien ne laissait présager un aboutissement. Les violences du 13 mai 2024 avaient laissé des plaies béantes : destructions massives, insécurité persistante, peur installée. Le climat était délétère. Le retour de la confiance semblait hors de portée à court terme.
La première initiative portée par Manuel Valls, en mai 2025 à Deva, près de Nouméa, s’était d’ailleurs soldée par un échec, preuve que les fractures demeuraient profondes et que chacun comptait encore sur la force pour s’imposer. Peu nombreux étaient ceux, même parmi les plus avertis, qui osaient parier sur une issue partagée. Et pourtant, contre toute attente, ce fut l’heureuse surprise de Bougival. Le dialogue renaît, pas par magie, mais par persévérance.
Comment, dans ces conditions, expliquer ce succès politique ?
Trois facteurs, conjugués, ont rendu possible ce qui paraissait impensable.
D’abord, l’urgence économique et sociale. Le territoire est épuisé. Deux milliards d’euros de dégâts, 11 000 suppressions d’emploi depuis mai 2024, soit, à l’échelle de la métropole, plus de 3 millions de salariés disparus. L’inflation qui s’est envolée, le tissu économique qui s’est effondré. Le président de la CCI parle sans détour d’un « risque d’effondrement systémique ». Sans accord politique, point de reconstruction économique.
Ensuite, la lucidité politique. Aucun des partenaires n’a renié ses convictions. Tous ont subi la pression de leurs électorats, souvent raidis, notamment dans le Grand Nouméa. Et pourtant, tous ont compris qu’il fallait dénouer la situation. Avancer et évidemment prendre des risques. Car en Nouvelle-Calédonie, signer un accord, c’est plus qu’un acte, c’est une mise en jeu. Il faut d’ailleurs saluer leur courage. Faut-il rappeler qu’en 1988, quand il signait les Accords de Matignon, Jean-Marie Tjiabou était violemment critiqué par Léopold Jorédié qui allait devenir président de la Province Nord ? « L’esclave a serré la main du Maitre », avait-il commenté devant la photo de l’historique poignée de main avec Jacques Lafleur, figure tutélaire des non-indépendantistes. Et le 4 mai 1989, le président du FLNKS, tout comme son bras droit Yeiwene Yeiwene, étaient assassinés à Ouvéa, par Djubelly Wea, militant indépendantiste qui n’avait jamais accepté la signature des accords de paix. Ce souvenir ne s’est pas effacé des mémoires. Il planait certainement dans la salle de l’hôtel de Bougival, au moment où dix-neuf élus ont choisi d’avancer.
Enfin, l’alignement du pouvoir exécutif. Manuel Valls n’était pas seul. Autour de lui : Patrice Faure, directeur de cabinet du Président de la République, et Éric Thiers, conseiller spécial du Premier ministre. Leur présence n’était pas un contrôle : elle manifestait la détermination de l’État. Unité, constance, engagement.
L’alchimie a opéré et la souplesse du droit a fait le reste. Comme en 1988, comme en 1998, le vocabulaire calédonien s’est enrichi de notions inédites. Hier, on parlait de « citoyenneté calédonienne », de « souveraineté partagée », de « communauté de destin », de « corps électoral restreint ». Aujourd’hui, le texte ose : « État de Nouvelle-Calédonie », « double nationalité française et calédonienne », « Loi fondamentale » propre à l’archipel. C’est une tradition calédonienne que de déborder les cadres juridiques établis. La lecture du statut ne relève plus de l’étude d’une collectivité territoriale, elle convoque depuis longtemps les réflexes constitutionnels, ceux que l’on réserve habituellement à un État.
Et les juristes vont devoir, une fois encore, réviser leur grammaire.
Quelles sont les prochaines étapes ?
Les chantiers sont nombreux. Tous seront décisifs. Au plan économique, un « pacte de refondation économique et financière » est en préparation. Il ne s’imposera pas unilatéralement : il découlera d’une négociation, dans laquelle seront actés des « engagements réciproques » — engagements censés permettre le rétablissement durable des équilibres et le retour de l’attractivité territoriale.
Les mots ont été pesés. Le signal est clair : l’État ne sera plus un garant inconditionnel. Son appui sera subordonné à des réformes profondes, à une transformation exigeante du modèle calédonien.
En parallèle, un « plan stratégique pour la filière Nickel » sera élaboré. Objectif : restaurer la viabilité économique d’une ressource clé, pivot historique du tissu industriel local. Et là encore, la séquence est familière : chaque grand accord politique en Nouvelle-Calédonie a toujours été accompagné d’un « volet nickel » décisif.
Au plan institutionnel s’ouvre maintenant une période de finalisation de l’articulation juridique entre les dispositions du statut actuellement en vigueur et celles de l’accord. Puis, à l’automne, le Parlement prendra la main pour adopter deux textes : le premier sera une loi organique reportant les élections provinciales à juin 2026. Elles devaient initialement se tenir le 12 mai 2024, mais elles furent repoussées à la fin novembre 2025 en raison des émeutes. Viendra ensuite le second projet de loi qui sera, lui, constitutionnel pour modifier le titre XIII de la Constitution. En 2026, les Calédoniens devraient se voir convier aux urnes pour une approbation de l’accord politique (février) puis, en mars-avril, adoption d’une loi organique spéciale pour organiser des transferts de compétence de la Nouvelle-Calédonie vers ses provinces, à leur initiative. Puis, en mars, comme en métropole, se tiendront les municipales suivies en mai-juin des élections provinciales.
Chaque texte sera l’occasion de préciser les notions, de mesurer leur portée réelle, d’évaluer leur articulation avec la Constitution. Puis viendra l’inévitable appréciation du Conseil constitutionnel dont les décisions, l’histoire nous l’apprend, peuvent perturber un agencement politique négocié dans le territoire et validé à Paris notamment sur la question sensible du corps électoral. Autant dire que c’est un voyage de mille lieues qui commence après ce premier pas à Bougival.